Photographie de plaquettes de médicaments

Le jugement de première instance dans l’affaire du Médiator[1], un jugement de 2000 pages, examine en détail les défaillances de l’agence sanitaire française. Le chlordécone, le distilbène, le médiator, le sang contaminé et, bien entendu, l’amiante : dans chaque cas, l’administration française a été en retard sur ses homologues étrangères. Le jugement étudié ici met en évidence la construction par le laboratoire pharmaceutique d’une « nasse cognitive » autour de l’agence. Nous voudrions ici étudier comment cette nasse a été construite et comment on pourrait la briser. Ce billet est complémentaire des analyses sur ce sujet que le livre d’Anne Danis-Fatôme et François-Xavier Roux-Demare viennent de publier sur l’affaire du Médiator. Il poursuit en outre les réflexions que Chemins publics souhaitent développer sur l’expertise et la décision publique[2].

L’utilisation du chlordécone, désastre de santé publique aux Antilles, fut interdite en 1976 aux États-Unis, alors que la France l’autorisera jusqu’en 1990. Le distilbène est interdit en France en 1976, six ans après les États-Unis. L’affaire du sang contaminé a révélé le même retard. Pour le Médiator à présent, c’est le même scénario : interdit en Espagne en 2003, en Italie en 2004, mais en France en 2009. La palme de l’inaction revient certainement à l’amiante. Les conclusions d’Emmanuelle Prada-Bordenave sous l’arrêt du Conseil d’Etat du 3 mars 2004 sur la responsabilité de l’Etat dans ce scandale sont encore plus accablantes : le premier rapport de l’Inspection du travail attestant des maladies que cause cette roche date de … 1906...

Le même scénario se répète donc.

Il semblerait bien que l’on soit face à un problème structurel de l’administration sanitaire française. Pour essayer d’en comprendre les causes, le jugement de la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris du 29 mars 2021, dans l’affaire du Médiator, est particulièrement précieux et vient corroborer certains constats contenus dans le rapport de l’IGAS sur cette affaire. Ce jugement de près de 2000 pages amène en effet les juges à se prononcer sur la culpabilité de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), devenue ANSM. Il est frappant de comparer ce jugement avec les arrêts du Conseil d’Etat déclarant l’Etat responsable pour sa carence. La motivation du Conseil d’Etat est tellement concise qu’elle ne permet absolument pas de comprendre le mécanisme ayant généré le dysfonctionnement profond de l’agence. Le tribunal correctionnel est beaucoup plus précis et détaillé. Il déclare cette agence coupable d’homicides involontaires et de blessures involontaires et la condamne à des peines d’amendes. L’agence n’a pas fait appel du jugement.

Le but de ce papier est d’une part de comprendre le mécanisme de capture, pour reprendre un concept popularisé par la science économique américaine dans les années soixante, mis en place et aboutissant à la cécité de l’agence et d’autre part à essayer de proposer des mécanismes pour contrecarrer cette inertie.

Le jugement est en effet lourd d’enseignements pour l’Administration. On regrettera cependant que de nombreuses pièces ne soient malheureusement pas publiques. On aurait aimé pouvoir lire les scellés qui décrivent la stratégie du laboratoire pour capturer le régulateur et qui sont mentionnées dans le jugement. La cécité est organisée institutionnellement de deux façons : par l’intégration des représentants de l’industrie dans l’agence mais, surtout, par la capture des scientifiques, capture qui a fait l’objet d’enquêtes approfondies (Erik M. Conway, Naomi Oreskes, Les Marchands de doute, Le Pommier, Coll. Essais & Documents, 2019 ; Annie THÉBAUD-MONY, La science asservie. Santé publique : les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La découverte, 2014) mais n’ayant malheureusement débouché sur aucune réflexion de fond sur l’indépendance de la science..

La fragilité institutionnelle de l’agence et son « asservissement »

Dans l’examen des chefs d’imprudence et de négligence reprochés à l’agence, les juges commencent à étudier la « fragilité institutionnelle » de celle-ci :

« Lors de la création de l’Agence, en 1993, l’industrie pharmaceutique souhaitait une Agence à son service ainsi qu’il résulte des écrits retrouvés au sein des Laboratoires F (D 536, scellé 1 / JS / MA p. 139 et suivantes). »

Comment organiser cet « asservissement » ? C’est d’abord par la présence de l’industrie dans les rouages de l’Administration que l’influence peut s’organiser. Les textes mêmes instituant l’agence prévoient justement la présence de l’industrie au sein du conseil scientifique (quatre membres sur dix-neuf), ainsi que dans d’autres instances. Est-il en outre indifférent que « plus de 50 % du budget même de l’Agence provenait de redevances versées par les firmes » ? La conséquence de cette organisation n’est pas mince puisque, pour le tribunal, « une telle organisation a rendu l’Agence dépendante des laboratoires pharmaceutiques et elle n’a pas su exercer sa fonction de gendarme sanitaire. » Les exemples fournis à l’appui de cette affirmation sont éloquents : en 1998, l’Agence « déplore » ne pas avoir pu convaincre le laboratoire en question de procéder à des analyses complémentaires alors que les premières questions sur le produit émergent. Et le tribunal d’égrener des exemples montrant la position de soumission de l’Agence à l’industrie.

Pour quiconque continuerait à se faire une image verticale et unilatérale de la relation entre l’administration et l’industrie, ces exemples sont éloquents. Les juges décrivent un renversement complet des rôles, l’entreprise obtenant même la modification de certains comptes-rendus de réunions :

« Ces différents exemples illustrent à quel point l’Agence s’est retrouvée dans une position asymétrique à l’égard des Laboratoires F, n’a pas su faire preuve d’autorité à l’instar de ses homologues Belge et Suisse mais, au contraire, a laissé à chaque fois l’initiative à la firme pharmaceutique. Cet état de fait a d’ailleurs été reconnu par M. X, directeur général actuel de l’Agence, lors de son interrogatoire du 29 janvier 2020. Son prédécesseur, M. Y a également précisé “Le système d’instruction des dossiers était plus fait pour protéger les intérêts des firmes que ceux des patients, ce qui devait entraîner une approche procédurale pour obtenir une sanction juridiquement valable… il y a eu une négligence éventuelle de vision globale mais le système favorisait cela” (D 3394/361). »

L’intérêt théorique de cette affirmation est ici. Comment protéger les intérêts des patients ? On est en effet dans un cas où l’intérêt de tous est difficile à représenter et c’est la raison même de la création d’une administration, décidant, théoriquement, dans l’intérêt général, c’est-à-dire représentant les intérêts de tous. Or, ici on voit bien un processus qui laisse complètement de côté les bénéficiaires.

Le jugement ajoute aussi des cas classiques de maladministration, comme l’absence de dialogues entre services, qui ont servi les intérêts de l’entreprise.

La capture des experts pour créer une « nasse cognitive » autour de l’Agence

Le second élément important que relève le jugement tient aux erreurs d’analyse de l’agence. Ce point est important car l’expertise, l’analyse scientifique est précisément là pour donner de la substance à l’intérêt général. Les deux éléments de la capture portent donc sur l’institution et sur l’expertise. On touche donc ici la question de la liberté académique et de la capture de la science. Les longs passages du jugement portant sur les scientifiques experts de l’agence montrent bien comment on capture l’ensemble des personnes pour capturer l’institution.

La stratégie décrite par les juges est résumée par cette formule fascinante de « nasse cognitive ». L’entreprise a réussi à créer autour des différentes institutions et des chercheurs un environnement cognitif les amenant à nier la réalité scientifique et donc à empêcher la voix du public de se faire entendre. Cette nasse passe par deux biais : la capture des experts eux-mêmes — le jugement donne des exemples éloquents sur les rémunérations de ceux-ci — et celle des laboratoires qui ont été mandatés pour examiner les risques du médicaments au moment où certaines voix se sont fait entendre.  

La capture scientifique est centrale dans le processus d’enfermement cognitif de l’agence et pose des problèmes de fond. Mais, en réalité, la capture institutionnelle et la capture scientifique sont liées : le Code de la santé publique déroge ainsi au Code pénal sur la prise illégale d’intérêts pour permettre à des experts en lien avec l’industrie de siéger dans cette autorité publique. Les mécanismes de la capture sont déjà prévus dans la loi.

Comment briser cette nasse cognitive ?

Alors quels mécanismes pourrait-on envisager pour briser cette nasse cognitive ? Les mécanismes juridiques administratifs ne nous semblent pas efficaces. Ils demanderaient ainsi de faire une demande à l’administration, et d’attaquer le silence devant le juge administratif. Ce mécanisme nous fait rester dans la sphère de l’agence.

Il nous semble que deux pistes de réflexion devraient être envisagées : d’une part, la création d’une procédure que la société civile et des lanceurs d’alerte comme Irène Frachon pourrait actionner ; d’autre part, mener une réflexion de fond sur l’indépendance de la science.

Une action de groupe sanitaire

Comme nous le disions dans notre billet sur un fonds pour la démocratie, il semble urgent de développer et de promouvoir les capacités de contre-expertise de la société civile, par une action de groupe sanitaire. Nous avons décrit le fonctionnement et les solutions de l’action de groupe contre Monsanto aux États-Unis, dont l’intérêt est justement que le juge, après avoir constaté une probabilité de lien entre les préjudices des victimes et le produit, nomme un panel scientifique indépendant, financé par un fonds abondé par l’entreprise poursuivie, pour établir le lien de causalité de façon scientifique et parfaitement indépendante. On pourrait même tout à fait imaginer que le panel scientifique nommé par les juges français ne soit composé que d’experts étrangers. Mais, cette action pourrait aussi avoir un objet réglementaire et les conclusions du panel pourraient s’imposer à l’agence.

La « nasse cognitive » ne peut être brisée que par un intervenant extérieur et le juge civil nous semble seul disposer des garanties d’indépendance nécessaire, pourvu que soient mises en place des institutions capables d’organiser et de financer la société civile dans ces affaires sanitaires.  

L’indépendance de la science

Un article publié récemment dans la revue Research Policy permet d’objectiver le problème (Leland Glenna, Analena Bruceb, Suborning science for profit: Monsanto, glyphosate, and private science research misconduct, Research Policy, Volume 50, Issue 7, September 2021). Ce papier donne des références intéressantes sur des études américaines analysant les pratiques d’entreprise poussant les scientifiques à mettre en œuvre des pratiques scientifiques douteuses (scientific misconduct) et pas uniquement dans le domaine médical (S. Sismondo, Ghost-Managed Medicine: Big Pharma's Invisible Hands, Mattering Press, Manchester, UK (2018); B. Honig, J. Lampel, D. Siegel, P. Drnevich, Ethics in the production and dissemination of management research: institutional failure or individual fallibility? J. Manag. Stud., 51 (1) (2014), pp. 118-142; S. Stern, T. Lemmens, Legal remedies for medical ghostwriting: imposing fraud liability on guest authors of ghost written articles, PLoS Med., 8 (8) (2011), pp. 1-5; A.J. Fugh-Berman, The haunting of medical journals: how ghostwriting sold ‘HRT.’, PLoS Med., 7 (9) (2010), pp. 1-11).

Le financement privé de la recherche, l’achat pur et simple des scientifiques pour signer des papiers dont ils ne sont pas les acteurs (« ghostwriting ») sont au centre de ces scandales et de la capture des régulateurs. Cette question appelle un débat transnational des universitaires pour savoir comment il faut encadrer le financement privé de la recherche, assurer la transparence des conflits d’intérêts. Dans le jugement Mediator, les peines concernant les scientifiques ont été des peines d’amendes assez légères (le plafond légal étant de 30 000 euros) mais aussi à des peines de prison avec sursis. On peut s’interroger sur le caractère dissuasif des amendes.

On pourrait envisager, à côté du renforcement de l’encadrement des conflits d’intérêts affectant les scientifiques dans les agences, un droit de tirage des lanceurs d’alerte sur l’Agence nationale de la recherche. Ce droit leur permettrait de financer des recherches pour fonder scientifiquement leurs revendications. Si la capture du régulateur passe par la capture de l’expertise, il semble nécessaire de permettre un financement des capacités de contre-expertise de la société civile.

[1]https://univ-droit.fr/recherche/actualites-de-la-recherche/parutions/37571-l-affaire-mediator-2010-2020

[2]https://www.chemins-publics.org/articles/la-decision-publique-lexpertise-et-le-droit-i-problematique

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