Personne en blouse blanche tenant un masque dans la main

La crise de la covid par les contradictions entre les experts n’est pas de nature à renforcer l’appropriation de l’expertise dans l’action publique. Un savoir éclaté, caractérisé par des cloisonnements entre disciplines et sous-disciplines n’est pas de nature à renforcer l’image de l’expertise auprès de décideurs prompts à s’appuyer sur des doxas qui en sont éloignées et à ne suivre que formellement des règles managériales, pourtant introduites dans le droit positif par eux-mêmes ou leurs prédécesseurs.

Du point de vue duquel je me place, à savoir celui du management public, considéré comme une science de l’action (cf. Chatelain-Ponroy et al. 2021) les enseignements à tirer de la crise du covid ne portent pas à l’optimisme. Ni le comportement du pouvoir, ni la communication des experts du domaine médical ne laissent à penser que le statut de l’expertise et la qualité de la gouvernance par les autorités publiques ne sortiront renforcés de l’épreuve. On peut même, tout en admettant que des effets latents positifs peuvent se manifester dans l’avenir, estimer que l’un comme l’autre sont durablement affaiblis.

En ce qui concerne l’expertise, chacun a pu constater d’une part la cacophonie produite par la multiplicité d’experts convoqués par les médias et les contradictions dont d’un moment à un autre les interviewés faisaient montre dans leurs propos.

En ce qui concerne l’action des pouvoirs publics, les contradictions dans le temps furent tout autant éclatantes et le maniement des instruments de gouvernance aura porté un rude coup à tous les académiques qui pouvaient penser que gouverner est autre chose que pratiquer un bricolage permanent plus ou moins adroitement légitimé par l’évocation de grands principes.

Une des difficultés majeures de l’utilisation de l’expertise est l’importance des forces centrifuges qui la traverse. L’approfondissement de la science crée un éclatement et une dérive des continents. Dans la médiatisation du débat sur le covid on a pu voir un défilé des virologues, immunologistes, pneumologues, épidémiologistes etc. On a le même phénomène en sciences sociales et humaines ou sur un thème donné gestionnaires, économistes, sociologues, psychologues, spécialistes de sciences de la communication … se fondent sur des paradigmes différents et parfois conflictuels dans l’énoncé et les efforts de développement de leurs savoirs.   Le problème est d’autant plus aigu que les carrières des universitaires et chercheurs obéissent en France à des évaluations par les pairs dans un cadre très majoritairement disciplinaire et que l’interdisciplinarité est dans le monde académique peu valorisée.

Malgré les prétentions et les efforts souvent réels à la scientificité de chaque discipline ou sous-discipline l’expertise est relative, ultra sectorisée, contingente.  Un dialogue sérieux entre les composantes est loin d’être toujours possible et il n’est pas forcément souhaité par des académiques partagés entre les limites de leur enfermement disciplinaire et le confort qu’il peut offrir au regard des risques qu’il y a à s’aventurer sur des terrains moins maitrisés.

Le problème est que l’action pour sa part et ceux qui en font profession n’ont rien à gagner de ces enfermements car le besoin de réponse à des problèmes pressants comme la covid est à l’antipode de l’art pour l’art ou de la science pour la science.

C’est là que devraient intervenir les sciences de l’action qui, en matière de conduite de l’action publique, sont au premier chef le management public et l’analyse de politique. Une vision de ces sciences de l’action les comprend comme des sciences s’appuyant sur les acquis de disciplines sources -en particulier de sciences sociales- pour opérer une récupération sans trop de simplification des acquis de ces sciences sources et en même temps pour procéder à un agencement qui permette de passer du domaine analytique au domaine prescriptif. Il y a là un enjeu essentiel si l’on recherche ,  sérieusement et non sur le seul plan rhétorique, à rendre un peu plus rationnelle, un peu plus efficace l’ action publique. Si, la période de « l’open bar » de l’argent public ayant obligatoirement une fin, on ambitionne de réaliser des économies plus durables que les traitements de médecins de Molière et leurs remèdes purgatifs caractéristiques des opérations de réforme de l’Etat telles la révision générale des politiques publiques (RGPP) ou la modernisation de l’action publique (MAP) de récents quinquennats, l’enjeu est plus grand encore.

Afficher cette ambition voire cette prétention rétroactives peuvent faire sourire jaune tellement les forces s’opposant à un management effectif de la connaissance au profit de l’action publique paraissent fortes voire indéboulonnables.  Au moins en France l’analyse de politique se considère et est largement considérée comme une science normale et non une science de l’action. Au sein des générations actuelles la plupart des chercheurs mettent fort en avant l’opposition entre la policy research auxquelles ils se rattachent et la policy analysis plus ou moins assimilée à un savoir profane , une doxa. Ce faisant ils aident peut-être à leur reconnaissance au sein de la communauté académique des politistes dans laquelle certains d’entre eux estiment avoir été vus initialement d’un mauvais œil, mais ils s’éloignent de l’examen rigoureux de la mise en œuvre des politiques publiques, travail dans lequel œuvrent les spécialistes de management public et dont la gravité a été mise en pleine lumière -comme s’il en était encore besoin- par la crise de la covid. L’hybridation si souhaitable, pour une multitude de raisons, au premier rang desquelles la crédibilité des démarches universitaires, entre management public et analyse de politique, n’a pas jusqu’à présent eu lieu. Quant aux « gestionnaires », on veut dire aux universitaires patentés en sciences de gestion, ils s’intéressent encore principalement au management des organisations publiques, et quand ils s’attaquent au management des politiques publiques ils le font parfois sans avoir une connaissance suffisante de la très importante littérature de l’analyse de politique dont les écoles étrangères ont, chez beaucoup d’auteurs, une attitude beaucoup plus ouvertes aux  problèmes de mise en œuvre effective des actions publiques.

il y a donc une part de responsabilité chez les académiques, il y en a une au moins aussi grande chez les praticiens de l’action publique formatés par une pédagogie du grand frère -on veut dire essentiellement par des vacataires les ayant précédés dans leur carrière-, se contentant souvent d’une connaissance superficielle des innovations conceptuelles récupérées ou développées en management public. Ils ne sont pas très prompts à faire une différence claire entre des opinions et des savoirs ceux-ci fussent-ils, comme on l’a dit plus haut, imparfaits, contingents et par la même loin d’être aussi sécurisants dans leurs usages que les décideurs le souhaiteraient.

L’écart entre ces modes de pensée, routines et réflexes des deux communautés rend, même si elles existent depuis longtemps, les rencontres entre les participants à la prise de décision et les détenteurs des expertises sur l’action publique et son management rares, improbables et aléatoires. La tentation peut être forte de rendre obligatoire ce qui n’est pas spontané et de faire pression pour rendre obligatoire pour le décideurs publics l’utilisation d’un certain nombre de principes, méthodes instruments d’action publique ou de gestion.

Cette tentation, déjà ancienne, a toujours le vent en poupe même si les résultats de son application apparaissent décevants. Telle est le cas de l’étude d’impact des projets de loi, obligatoire en droit positif français comme document d’accompagnement des projets de loi déposés par le gouvernement

L’idée revient en effet périodiquement dans les milieux politico-administratifs d’instaurer pour certaines lois une clause qui rendrait obligatoire leur évaluation ex post. Elle est très proche parente de celle d’une boucle évaluative ou il conviendrait d’instaurer en pratiquant à la fois une évaluation ex ante et évaluation ex post des lois et une quasi analyse d’écart entre les deux, ou encore de celle de « rendre évaluables » les politiques publiques.

Ce genre de bonne intention se heurte à plusieurs ordre de problèmes.

Le premier est celui du fait que l’évaluabilité, ex ante comme ex post dépend du périmètre et du contenu de l’objet évalué. Pour faire schématique, le premier ne doit être ni trop petit , ni trop large, le second doit présenter une certaine homogénéité . Le mode français de confection des lois ne respecte assurément pas la seconde condition , les mesures que celles-ci regroupent sont certes de façon rhétorique  couvertes, par une finalité plus ou moins convaincante mais leurs objectifs diffèrent très sensiblement les unes des autres  Dans la pratique de l’ étude d’impact jointe par le gouvernement à un  projet de lois, après un chapeau commun, l’étude recouvre en fait  autant d’études indépendantes les unes des autres qu’il y a d’articles ou groupes de chapitre. Cette caractéristique est révélatrice de l’hétérogénéité de la loi et du fait que les auteurs du projet de loi ne peuvent pas ou ne veulent pas donner une théorie d’action de la loi qu’ils présentent, théorie seule à même de présenter sérieusement une rationalité assumée de celle-ci.

Cette hétérogénéité, cette absence de théorie d’action transversale rendent tout aussi improbable pour la plupart des lois, la praticabilité d’une évaluation ex post.

Le second problème est celui de l’appropriation, sur la durée, des instruments rendus obligatoires : le cas de l’étude d’impact est assez décourageant du point de vue de l’expertise : nombre de prescriptions de la loi organique de 2009 sont manifestement ignorées : il en est ainsi en particulier de la demande de l’énoncé des avantages et des coûts pour l’ensemble des parties prenantes, de même que de la présentation des options alternatives à celle des normes prévues par la loi. Les développements présentés se concentrent principalement sur l’encastrement juridique des mesures prévues par la loi dans les droits positifs français et européens. Cet Etat de fait est rendu possible par le comportement du juge -en l’occurrence constitutionnel -qui a clairement indiqué à plusieurs reprises qu’il ne censurerait qu’exceptionnellement et en dernier ressort pour le motif de déficience d’une étude et ne l’a effectivement jamais fait.

Quant à la jurisprudence du Conseil D’Etat, dans le domaine réglementaire ou des décisions individuelles elle révèle une certaine vigilance dans le domaine du respect de l’environnement mais elle apparait plus généralement comme interprétant les contraintes « managériales » à l’aune de sa jurisprudence traditionnelle sur la théorie du bilan, l’erreur manifeste d’appréciation et la disproportion des mesures prises au regard du problème à traiter. (Gibert et Verrier,2016).

Le dernier problème, mais non le moindre, est celui de la possession de l’expertise ou du moins de la maîtrise de la relation avec les experts qui nous renvoie à la formation de base de la haute fonction publique ainsi qu’aux relations entre fonction publique et université. Pour la nième fois un gouvernement parle de renforcer ces dernières, mais dans le même temps le choix a été fait de ne pas ériger l’institut national du service public, nouvelle mouture de l’ENA ,en Etablissement public à caractère scientifique culturel ou professionnel ce qui ne fait pas anticiper un changement de nature du mode de formation des hauts fonctionnaires et une intensification des relations entre  celui-ci  et la recherche .Or un changement cognitif de la haute fonction publique est nécessaire pour que la relation de celle-ci à l’expertise soit modifiée et la façon la moins inefficace de l’initier est la formation initiale, relativement longue, non la formation continue sauf exceptions rares beaucoup trop légère et souvent trop tardive pour modifier des modes de pensée.

Références

Chatelain– Ponroy S, P Gibert, M Rival, A Burlaud (Dir.) Les grands auteurs en management public . Editions EMS 2021.

Gibert, Patrick, and Pierre-Éric Verrier. "Peut-on discipliner le pouvoir ? Étude sur le contrôle de la rationalité managériale par le juge dans trois innovations législatives françaises." Politiques et management public vol 33/3-4 (2016).

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