Photographie d'un livre dans une bibliothèque

Le livre de de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone propose une réflexion originale sur les facteurs qui nuisent à l’effectivité des normes et décisions administratives ainsi que sur ceux qui la favorisent. Il constitue une utile incitation à une vision plus réaliste de l’impact concret des constructions du droit administratif.

Un plaisir particulier de lecture est celui que l’on éprouve face aux écrits qui abordent des questions familières sous un angle inhabituel et éclairant. C’est ce qu’offre l’ouvrage de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone au travers de la notion de « droit administratif effectif ». Ces trois collègues Romains y proposent une analyse originale, dont l’intérêt ne se limite nullement au cadre italien, mais qui peut au contraire profiter à toutes les doctrines de droit administratif.

1°. La démarche suivie dans l’ouvrage peut être résumée de la manière suivante.

S’il n’appartient pas à l’administration de définir les politiques publiques, il lui revient d’en assurer la mise en œuvre au travers d’une série de fonctions lesquelles vont du contrôle des activités privées à la réalisation de travaux publics en passant par la distribution de ressources, les prestations de service public, etc…

Or, dans les chaînes correspondantes d’actes et de procédures de mise en œuvre, peuvent s’introduire de nombreux grains de sable qui mettent en péril la réalisation du bien public tel qu’il a été défini par les autorités politiques légitimes.

L’ouvrage est intéressant, d’abord, dans l’analyse des facteurs d’ineffectivité qui font apparaitre ces grains de sable.  Il épingle notamment le manque de clarté des normes, les incertitudes concernant la validité des normes, la multiplication des exceptions, l’instabilité des normes, la complexité des procédures, les hésitations possibles sur le champ des destinataires des normes, etc…

Il évoque ensuite les techniques qui, à l’inverse, contribuent à l’effectivité des règles et des décisions administratives : l’agencement adéquat des processus décisionnels, la participation des citoyens, la prévision des impacts, l’utilisation efficace des nouvelles technologies, la motivation des choix, la qualité de la rédaction, etc…

Les auteurs ajoutent à ce point la description d’un certain nombre d’instruments qui peuvent agir comme des incitations à la bonne exécution des règles. Ils se référent ici, notamment, aux méthodes d’  « empowerment » et au « nudging », comme étant des moyens de faire adhérer les citoyens aux normes administratives.

De manière très bienvenue, la dernière partie du livre applique le cadre théorique ainsi défini à trois grands domaines de l’action publique : la fiscalité, l’ordre public et la santé.

2°. La démonstration conduite dans le livre de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone me parait utile et intéressante à deux égards au moins.

Elle s’empare d’une question négligée dans les traditions fortement positivistes comme la nôtre, qui admettent aisément qu’avec des normes bien rédigées et de bons juges, l’application du droit et des politiques publiques qu’il véhicule, est suffisamment garantie.

Les auteurs sont convaincus de ce qu’il y a un au-delà de ces éléments formels, qu’en somme l’effectivité du droit administratif dépend aussi d’un certain nombre de facteurs qui se situent dans le rapport entre le droit et la société et non seulement au sein du premier. En somme, ils nous attirent du côté du « droit administratif en action ».

La doctrine française de droit administratif ne partage guère ces préoccupations. Le bord extérieur de sa réflexion sur le sujet s’arrête généralement au problème de l’exécution des actes administratifs, dont le point d’impact essentiel concerne l’exécution forcée. La question revêt pourtant une plus grande ampleur théorique dans certaines autres traditions. A titre d’exemple, on trouve dans les ouvrages néerlandais une interrogation rituelle sur la « mise en œuvre du droit administratif » -« Enforcement of Administrative Law » : voir par exemple Administrative Law of the European Union, its Member States and the United States, sous la direction de René Seerden , Intersentia, 2012, pp.155 s.- cependant que le Manuel de droit administratif (suisse) de Thierry Tanquerel -Schulthess, 2018- comporte un développement conséquent sur « l’exécution des obligations en droit administratif ».

Au-delà même de ces apports, la réflexion peut s’alimenter, comme elle l’est dans l’ouvrage de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone, d’analyses diverses, de type sociojuridique, qui permettent de théoriser l’écart entre les mécanismes strictement juridiques et les comportements sociaux en rapport avec les normes administratives et les décisions administratives. On sait ce qu’apportent ici la théorie des régulations (voir à titre d’exemple, les développements sur l’ « enforcement » dans A Reader on Regulation, sous la direction de Robert Baldwin, Colin Scott et Christopher Hood, Oxford University Press, 1999, notamment dans l’introduction), comme, de façon plus récente, les analyses de la compliance (par exemple : Régulation, supervision, compliance, sous la direction de Marie-Anne Frison-Roche, Dalloz, 2017).

3°. Au fond, c’est bien la surface théorique du droit administratif qui est en cause. Sa posture traditionnelle, dans la doctrine française tout au moins, le tient largement à l’écart des visions réalistes, soucieuses de connaitre le résultat concret des normes et des actes (par exemple : Pierre Lascoumes et Evelyne Serverin, Théories et pratiques de l’effectivité du droit, Droit et société, 1986, p.102).

Cela crée une sorte d’angle aveugle, qui rend difficile l’appréhension des effets concrets des normes et des actes du droit administratif. Comme il rend difficile, d’ailleurs, d’analyser l’activité matérielle de l’administration.

4°. Il est vrai, et l’ouvrage de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone en fait aussi prendre conscience, qu’intégrer dans la théorie du droit administratif les données d’effectivité situées au-delà des règles et procédures formelles de ce droit n’est pas un exercice facile.

On perçoit, par exemple, que ce dont l’effectivité est en question n’est pas la même chose dans les trois domaines concrets que la dernière partie du livre aborde : dans le domaine de la fiscalité, c’est la bonne application de la loi qui est en cause, dans le champ de l’ordre public, c’est la bonne application de normes réglementaires ou individuelles de police, dans le domaine de la santé, c’est l’efficacité de l’action concrète de l’administration.

A cela on peut ajouter que, à supposer que l’on sache clairement en quoi elle consiste, l’effectivité ne se laisse à l’évidence pas toujours bien mesurer. Le flou qui entoure fréquemment les études d’impact comme les évaluations ex post dans notre système le montre assez bien.

4°. Le livre de Guido Corso, Maria de Benedetto et Nicoletta Rangone n’en est pas moins précieux par le programme de réflexion qu’il dessine et les substantiels éléments qu’il fournit pour le réaliser.

L’analyse mérite évidemment d’être poursuivie. Il me semble qu’elle devrait notamment intégrer plus fortement deux dimensions.

La première est celle de la digitalisation de l’action publique. L’ample révolution qu’elle cause est de nature à affecter y compris les mécanismes au travers desquels passe l’application effective des normes et actes administratifs. Ne serait-ce que parce qu’elle transforme doucement les processus décisionnels dans l’administration et parce qu’elle crée des liens plus directs- à divers égards de plus grande transparence- entre les citoyens et l’administration.

La seconde, non dénuée de liens avec la première, est dans ce mouvement important qui développe les situations dans lesquelles les citoyens deviennent en même temps acteurs de la chose publique : des divers partenariats public-privé aux formes diverses de corégulation, en passant par les services créés par des entités privées grâce aux données publiques rendues disponibles par open data.

On voit bien, en effet, que cette réalité en croissance, si elle peut être parfois une contribution concrète à l’effectivité du droit administratif, en trouble d’une certaine manière la notion même : dans une société réflexive, le rapport entre la puissance publique, le droit et le réel social est plus difficile à faire entrer dans cette sorte de logique unilatérale que suppose l’idée d’effectivité.

Quelques références complémentaires

Marco d’Alberti, L’effettivittà e il diritto amministrativo, Editoriale Scientifica, 2011

Jean-Bernard Auby, Observations théoriques, historiques et comparatives sur l’incertitude du droit, Revue tunisienne des sciences juridiques et politiques, n°4, 2018-2

William Baranès et Marie-Anne Frison-Roche, Le souci de l’effectivité du droit, D. 1996, chron., p. 301-303

Maria de Benedetto, Effective Law from a Regulatory and Administrative Law Perspective, European Journal of Risk Regulation, 2018, pp.391-415

Sara Brimo et Christine Pauti (dir.), L’effectivité des droits. Regards en droit administratif, Mare & Martin, 2019

Alexandre Flückiger, Le droit administratif en mutation : l’émergence d’un principe d’efficacité, Revue de droit administratif et fiscal, 2001, pp93-119

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