Photographie d'une machine à écrire

Dans son dernier livre, « El camino de la desigualdad. Del imperio de la ley a la expansión del contrato” (“Le chemin de l’inégalité. Du règne de la loi à l’expansion du contrat”, Marcial Pons, 2023), José Esteve Pardo démontre que l’époque contemporaine voit le contrat triompher de la loi. Le XX° siècle a été le siècle de la loi, le XXI° est celui du contrat. Au risque d’en voir pâtir l’égalité et l’Etat de droit.

1°. Le tableau historique que dresse José Esteve Pardo peut être sommairement résumé de la manière suivante. C’est le mouvement libéral des Lumières qui fait émerger le contrat comme catégorie essentielle du droit, lequel était auparavant essentiellement affaire de statuts. Dans la société du xix° et de la fin du XX° siècle, le contrat domine dans la fabrique juridique des relations sociales, même si la loi intervient parfois pour condamner certains abus -en matière de travail, par exemple – et si des constructions doctrinales comme celles de la cause et de l’institution s’efforcent d’y introduire certains équilibres.

Vinrent l’Etat interventionniste, l’Etat providence, qui firent au contraire basculer dans une période de domination de la loi. José Esteve Pardo situe le point d’inflexion à l’époque du New Deal, après que les cours aient résisté plusieurs années aux législations rooseveltiennes au nom de la liberté contractuelle. Dorénavant, aux Etats-Unis comme ailleurs, s’ouvrait une ère dans laquelle la loi devenait « un instrument décisif pour  la réalisation d’un nouveau modèle d’Etat et d’ordonnancement social » (« un instrumento decisivo para la realization de un nuevo modelo de Estado y de ordenacion social »).

Le XXI° siècle allait voir à nouveau le vent tourner en faveur du contrat. L’ingénierie contractuelle envahit alors la finance, des services chaque jour plus nombreux sont rendus sur une base purement contractuelle par des entreprises comme Uber, Air BnB, Amazon, nos relations avec les plateformes numériques sont régulées par des codes de conduite contractuels, etc… Et l’évolution n’épargne pas la sphère publique, où s’éloignent du statut pour aller vers le contrat aussi bien la situation des agents publics que celle des usagers des services publics. A quoi s’ajoute le fait que l’Etat lui-même tend à user de plus en plus fréquemment du contrat comme mode de régulation (José Esteve Pardo cite ici le rapport publié en 2007 par notre Conseil d’Etat : « Le contrat comme mode d’action publique et de production de normes »).

Le contrat s’empare d’un nombre croissant d’objets qu’on pensait à l’abri de son influence. La justice, civile ou pénale, s’ouvre de plus en plus aux contrats processuels : l’expansion du « plea bargaining » aux Etats-Unis  fait que moins de 1% des causes pénales y est tranchée par des jugements. La renonciation à certains droits fondamentaux par contrat se répand : chez les sportifs qui renoncent à toute vie privée pour se plier aux exigences croissantes de la lutte contre le dopage, chez les chercheurs qui souscrivent à des clauses de confidentialité au profit des entreprises qui financent leurs travaux.

L’ouvrage s’interroge ensuite sur les raisons d’être de cette nouvelle poussée historique du contrat.  Le premier facteur qu’il met en évidence est l’ambiance individualiste dans lesquelles baignent nos sociétés, où l’autodétermination personnelle, l’autonomie de la volonté, sont des valeurs qui prospèrent considérablement. D’autant plus facilement que, note José Esteve Pardo, ce penchant n’est aucunement combattu par les forces de gauche qui se sont largement éloignées de l’appel au collectif qui les caractérisait pour adhérer à des positions individualistes qui au fond prolongent la trajectoire néolibérale.

Un deuxième facteur réside dans l’expansion irrésistible du marché, qui s’empare de tous les objets possibles, de la gestation par des mères porteuses à la mise croissante sur le marché de titres administratifs (licences de télécoms, quotas d’émission de gaz à effet de serre…).

Un troisième facteur se localise dans les brèches qui sont introduites dans les rapports entre l’Etat et la société par le développement de considérables pouvoirs privés -les GAFAM…- qui imposent de plus en plus leur prétention à s’autoréguler – par des mécanismes largement contractuels-.

Un quatrième réside dans une sorte de mise en cause de la parole de l’Etat, y compris celle dont la loi est porteuse, sous l’effet d’une sorte de déconstruction du sens de la vérité collective et d’un antiparlementarisme latent.

La dernière partie de l’ouvrage est une réflexion sur les inconvénients et les risques que véhicule le triomphe actuel du contrat. José Esteve Pardo, les situe dans deux registres : celui de l’Etat de droit et celui de l’égalité.

Ce qui est en jeu, selon lui, est d’abord une déconstruction discrète de l’Etat de droit, dont le centre de gravité constitutionnel se déplace vers l’autodétermination personnelle. La société, le privé, grignotent l’espace public et l’invasion du contrat grignote l’ordonnancement légal. José Esteve Pardo crédite, il est vrai, la doctrine française d’être un bastion de résistance à cette évolution.

Laquelle, en second lieu, constitue également une menace pour l’égalité. Elle instaure en effet une sorte de néo féodalisme qui ne peut que laisser les moins adaptés sur le bord de la route. Et ceci, sans aucun programme, sans aucune base théorique, sans aucune rationalité dont la critique permettrait de retrouver le sens d’une communauté politique et juridique.

2°. L’analyse de José Esteva Pardo est d’une grande force et l’on ne peut que recommander la lecture de son ouvrage (qui devrait en principe être bientôt traduit). Je n’ajouterai que quelques phrases concernant les résonances françaises de la thématique à laquelle il s’est attelé.

La dialectique de la loi et du contrat est une figure classique dans notre doctrine. On n’a pas oublié les écrits fameux qui, après la guerre, faisaient apparaitre la submersion du contrat par l’intervention du législateur : ceux de René Savatier, notamment (Les métamorphoses économiques et sociales du droit civil d’aujourd’hui, Dalloz, 1964).

La résurgence du contrat aujourd’hui est également largement documentée. Elle est un sujet de préoccupation récurrent dans le domaine du droit du travail (voir par exemple : La loi et le contrat, Entretien avec Robert Castel, Mouvements, 2001/2, n°14, p. 20). Dans la sphère du droit public, la contractualisation des rapports est observée, d’un œil souvent méfiant, comme une réalité forte des temps actuels (outre le rapport du Conseil d’Etat cité plus haut, voir par exemple : Jacques Chevallier, L’Etat postmoderne, LGDJ, 2003, p. 125).

Maintenant, il est intéressant de se demander si cette évolution a des limites nationales particulières : la culture juridique française abrite-t-elle, comme le pense José Esteve Pardo, une réticence particulière à l’égard de ce mouvement d’ascension du contrat ?

Pourtant, les mêmes facteurs sont à l’œuvre ici comme ailleurs. La société française n’est pas à l’écart de l’évolution hyper individualiste qui caractérise l’époque. Dans le droit français, on observe bien ce qu’Antoine Garapon caractérise si efficacement, comme une migration du système juridique du législateur vers l’individu, associée à une valorisation de la coopération et de la transaction et à diverses pratiques d’internalisation du tiers (cette formule désigne notamment les cas dans lesquels on tend à se passer des juges pour régler les conflits) (Antoine Garapon, Le devenir systémique du droit, JCP, éd.G, 21 mai 2018, p.1014 – Sur cette poussée de l’individualisme juridique, voir également : Stéphane Braconnier, Un monde sans droit ? , L’Aube, 2023).

La société française n’est pas davantage épargnée par le mouvement contemporain de décrédibilisation de la parole de l’Etat, y compris de la parole de l’Etat législateur. Une forme moderne d’antiparlementarisme s’y développe, nourrie par des pulsions populistes que l’on voit se manifester y compris dans les grands médias, dont certains connaissent une évolution que l’on peut qualifier de « berlusconienne » (voir par exemple : Claire Sécail, Touche pas à mon peuple, Seuil, 2024). Le déclin de la loi, devenue souvent bavarde, peu efficace, pléthorique, est depuis assez longtemps constaté et critiqué (à titre d’exemples : François Terré, La « crise de la loi », Archives de philosophie du droit, tome 25, Sirey, 1980, pp. 17 et s.- Bertrand Mathieu, La loi, Dalloz, 1996, pp. 73 et s.).

D’ailleurs, il y a bien, dans la doctrine juridique française des voix très favorables à une évolution de la gouvernance étatique vers un fonctionnement plus contractuel de la société. Dans un livre paru en 1985 qui  a fait grand bruit, Laurent Cohen-Tanugi s’est fait ainsi – sur la base d’une analyse largement nourrie par Tocqueville-pour un droit sans l’Etat et une société contractuelle (Le droit sans l’Etat, PUF, 1985, réédité en 2007).

Pourtant, il est vraisemblable, comme le pense José Esteve Pardo, que la culture juridique française recèle de manière générale quelques éléments particuliers de résistance à l’impérialisme contractuel.

Les évolutions juridiques qui tendent à imposer le contrat au détriment de la loi y sont souvent fortement contestées. Dans la sphère publique, le remplacement de l’unilatéral par le contrat comme instrument de régulation est critiqué de manière récurrente : beaucoup y voient le symptôme d’un syndrome de type néolibéral qui continuerait à hanter l’univers de l’Etat.

Dans le domaine caractéristique du droit du travail, la loi et le contrat sont dans un dialogue constant, peut-être dans un bras de fer constant. Ce qui advient est décrit de la manière suivante par une plume plus qu’autorisée : «  Au lieu de soumettre les relations de travail à des règles imposées de l'extérieur ou bien de s'en remettre au contraire au libre jeu du rapport de forces entre employeurs et salariés, on s'efforce d'associer les uns et les autres à la définition et à la mise en œuvre des règles nécessaires au bon fonctionnement du marché du travail » ( Alain Supiot, Un faux dilemme : la loi ou le contrat ?, Droit Social, 2003, p.59).

Une force de résistance essentielle vient du puissant attachement de la culture juridique française au principe d’égalité, il faudrait dire au principe d’égalité entendu en un sens assez formel et rigoureux sur le fond. Dans la vision correspondante, il est évident que le contrat, qui fait naître des situations juridiques particulières comme le disait Duguit, est par nature suspect d’ouvrir la voie à des différences de traitement juridique, à des discriminations. Un Conseiller d’Etat l’écrit dans une formule caractéristique : « Outil d’élaboration de normes particulières et de sélectivité dans la mise en œuvre de l’action publique, le contrat comporte de ce fait un risque d’asymétrie dans les droits et obligations, qui est normalement évité en cas de recours aux actes unilatéraux, davantage encadrés par le principe d’égalité. » (Frédéric Tiberghien, La loi et le contrat, Après-Demain, 2008/3, n°7, p. 19 : l’article, rendons à César ce qui lui revient, établit par ailleurs que la loi n’est pas nécessairement garante de l’égalité).

« El camino de la desigualdad » est le deuxième ouvrage de José Esteve Pardo dont Chemins Publics rend compte ( après  « El pensamiento antiparlementario y la formación del Derecho publico en Europa », 2019 :  L’antiparlementarisme doctrinal de la première moitié du XX° siècle et sa contribution à l’élaboration du droit public contemporain, à propos de l'ouvrage de José Esteve Pardo, El pensamiento antiparlementario y la formación del Derecho publico en Europa (chemins-publics.org). Dans l’un et l’autre, on goûte le mélange d’une pensée décidée, précieuse appréhension des réalités du temps présent et d’une belle hauteur de vue.

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