Image d'une ruelle en Espagne

En Espagne, des recherches récentes ont été publiées sur la (re)construction théorique du droit administratif, elles méritent une attention particulière en dehors de ses frontières. En effet, il semblerait qu’un mouvement de renouvellement de cette discipline se dessine, dans lequel la réflexion sur les présupposés du travail juridique occupe une place importante. Un exemple en est le livre récent de Francisco Velasco, professeur à l’Universidad Autónoma de Madrid, intitulé « Administraciones públicas y Derechos administrativos » [1].

Ce livre est particulièrement précieux pour son originalité, son érudition et sa robustesse théorique. Matthias Ruffert a écrit le prologue de l’ouvrage, et n’est pas avare d’éloges : selon lui, il s’agit d’un ouvrage qui, dans le contexte des transformations du droit administratif, témoignerait d’une « consolidation », étant pionnier en ce qu’il propose la nécessité d’abandonner l’« eurocentrisme » et de considérer les droits administratifs en dehors de l’Europe, une question qui, précise-t-il, peut se faire surtout de l’Espagne vers l’Amérique latine. Il souligne également son ouverture aux sciences sociales, notamment à l’histoire.

En effet, il est inhabituel et surprenant que dans un effort européen de théorisation juridique du droit administratif soient considérés les cas du Chili, du Japon, de la Chine, de la Tanzanie ou de la Colombie, pour ne citer que quelques-uns de ceux qui nourrissent cette recherche. De même, il est également inhabituel de postuler une « ouverture épistémologique » vers les sciences politiques, la psychologie, la science administrative et l’économie. L’ouvrage de Francisco Velasco deviendra sans aucun doute une référence incontournable pour les spécialistes du droit administratif et, notamment, pour ceux qui effectuent des recherches comparatives.

Les administrativistes français, de manière générale, et contrairement à leurs collègues espagnols, ne montrent pas un intérêt particulier pour les constructions juridiques étrangères dans leur travail intellectuel traditionnel. Cela génère une sorte de relation à sens unique entre le droit administratif français et le droit administratif espagnol : on exporte de la France et on importe de l’Espagne. Bien que des études plus approfondies sur ce sujet aient montré que la relation est beaucoup plus complexe[2] , il semble toujours inhabituel que la production intellectuelle hispanique soit remarquée et valorisée dans le milieu français. Cet article va dans la direction opposée, en expliquant l’originalité du dernier livre de Francisco Velasco (I), puis en essayant de le placer dans le contexte d’un mouvement plus large qui se développe dans le droit administratif espagnol et qu’il est important d’étudier (II).

I. Une construction théorique originale

L’auteur commence par souligner que le « binôme homogénéité-diversité » est celui qui structure l’ensemble de l’ouvrage. Il précise que, malgré la grande diversité des expressions de son objet d’étude, il est possible de le structurer au moyen de types et d’échelles typologiques. Dans son premier chapitre, il souligne la diversité des administrations publiques dans les différentes sociétés, en identifiant les biais de leur conceptualisation qui ont conduit à une vision homogène et normative (eurocentrisme, prééminence de la perspective politico-constitutionnelle et évolutionnisme). En réponse à cela, il propose une autre approche, qu’il appelle une « ouverture épistémologique », car elle fait appel aux sciences sociales.

Dans le deuxième chapitre, il soutient que si l’administration publique est un phénomène pluriel, ses droits doivent également être différents. Cependant, il souligne qu’il est également possible de faire un constat empirique élémentaire : il existe des droits administratifs dans le monde entier. Bien que ces derniers soient un fait social, et donc changeants et relatifs, le catalogue des diversités serait limité. Cela lui permettra d’avancer sa définition minimale : le droit administratif est le droit propre à l’administration publique, c’est un droit spécial par rapport au droit commun.

Ainsi, dans le troisième chapitre, il propose une typologie empirique très intéressante des droits administratifs, entre deux pôles extrêmes d’une échelle. Ces pôles seraient deux types idéaux : un droit administratif légitimant, d’une part, et un droit administratif directif, d’autre part. La première met l’accent sur l’autonomie ou l’indépendance de l’administration par rapport à la loi, qui aurait pour fonction d’autoriser, d’encadrer et de guider l’action administrative, sans imposer une direction précise. Dans le second, l’administration est fondamentalement une organisation qui applique des règles, lesquelles programment intensément ses décisions. Il construit cette typologie en considérant neuf éléments : (i) sa relation avec la constitution, (ii) l’application plus ou moins importante du droit commun, (iii) la structure centralisée ou décentralisée de l’administration, (iv) l’identité de l’administration par rapport au gouvernement, (v) les prérogatives ou privilèges, (vi) le principe de légalité, (vii) les sources du droit, (viii) la relation entre l’administration et ses employés ; et, enfin, (ix) la collaboration des individus dans la poursuite des intérêts généraux. Cela lui permet, dans le quatrième et le cinquième chapitres, d’identifier la structure du droit administratif et les idées qui l’organisent en son intérieur. Au demeurant, bien qu’il y ait de nombreuses références à des cas empiriques, il s’agit plutôt d’une théorisation qui servira sans doute de base à d’autres développements plus approfondis et plus exhaustifs.

Puis, dans le sixième chapitre, il met en lumière les postulats méthodologiques avec lesquels il effectue les comparaisons à partir desquelles il théorise, et qui lui permettent d’aborder le problème de la diversité. Il est curieux de constater que, bien qu’il puisse faire appel au comparatisme critique, en raison de l’importance qu’il accorde à la différence, il propose un comparatisme plus proche du fonctionnalisme. Dans le dernier chapitre, il aborde le droit administratif dans une perspective dynamique, en traitant de sa relation avec les réformes administratives, en faisant une précieuse typologie, puis en abordant les mutations et les problèmes auxquels le droit administratif est confronté aujourd’hui. En bref, comme on peut le constater, il s’agit d’une construction théorique originale, actualisée et ambitieuse. Cependant, elle n’est pas le résultat d’une « raison isolée » particulièrement créative, mais plutôt le résultat de ce qui semble être un mouvement de renouvellement du droit administratif espagnol.

II. Un nouveau droit administratif espagnol ?

Le droit administratif espagnol a une longue histoire. L’une des étapes fondamentales de cette histoire a été ce que l’on appelle la « génération RAP », en référence au cercle d’administrativistes qui ont fondé la « Revista de Administración Pública » en 1950 - qui existe encore aujourd’hui - et qui ont participé activement à ses publications. Cette génération a eu un élan refondateur assez radical, elle a établi une nouvelle façon de comprendre la discipline qui a marqué les décennies suivantes jusqu’à aujourd’hui. Eduardo García de Enterría, Fernando Garrido Falla et José Luis Villar Palasí sont quelques-uns de ses auteurs les plus éminents. Ils ont publié des manuels et des ouvrages théoriques très influents et ont joué un rôle actif dans la rédaction des lois administratives qui ont structuré le droit positif espagnol. Ils ont théorisé, rédigé des lois et les ont ensuite systématisées, ainsi que la jurisprudence qui a été étudiée en détail et intégrée dans leurs constructions. Il semblerait que le manque de libertés sous un régime dictatorial ait fait que de nombreux esprits brillants ont trouvé dans le droit administratif un espace de réflexion créatif et libre derrière un langage qui, aux yeux du politicien, semblait très technique. Cependant, il semble que ces dernières années, un nouveau mouvement soit en train de naître, qui, à partir d’une attention particulière aux questions théoriques et méthodologiques, renouvellerait la manière de concevoir et de pratiquer cette discipline.

Ce mouvement d’administrativistes se regroupe autour du Séminaire sur la théorie et la méthode du droit administratif (STEM), qui se tient tous les six mois, et sous l’impulsion duquel une nouvelle revue a été créée, spécialement axée sur les mêmes sujets (la « Revista de Derecho Público : Teoría y Método »). Ils ont également publié une collection d’ouvrages consacrés à la recherche innovante et interdisciplinaire, avec un fort accent sur le droit étranger et comparé, qui ont contribué au renouvellement des études juridiques sur l’administration.

Comme on peut le constater, tout ce qui a été dit ci-dessus se retrouve dans l’ouvrage de Francisco Velasco, qui pourrait bien être un bon exemple du récent processus de renouvellement du droit administratif espagnol. En fait, Velasco participe à ce séminaire, dirige cette revue et son livre fait partie de la collection mentionnée précédemment. En résumé, ce livre mérite d’être lu non seulement pour percevoir ces nouvelles étapes de la discipline dans le contexte européen, mais aussi pour avoir une vision innovante dont l’utilité théorique essaie de dépasser même les cadres occidentaux de l’étude de la juridicité.

[1] Marcial Pons, Madrid, 2020.

[2] Anna Neyrat, Le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers. Les cas de la France et de l’Espagne, L’Harmattan, Paris, 2019.

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