Photographie du drapeau européen

La modération des contenus en ligne est en train de connaître un tournant dont le sens suscite des inquiétudes bien légitimes. Déjà largement pressentie depuis le rachat de Twitter -devenu X- par Elon Musk et le licenciement massif des effectifs dédiés à la modération, son entrée au sein de l’administration Trump ne fait que confirmer l’évidence, à savoir que ce rachat poursuivait des objectifs politiques.

Plus récemment encore, c’est Mark Zuckerberg, dirigeant de Meta, qui annonçait un assouplissement de sa politique de modération des contenus. La même semaine, il prenait la parole au très controversé, mais très écouté, podcast de l’animateur Joe Rogan pour s’expliquer. Ce fut l’occasion pour lui de dérouler un ensemble de griefs à l’encontre de l’administration Biden, lui reprochant des atteintes excessives à la liberté d’expression, notamment sur la question vaccinale au cœur de la pandémie de Covid-19, et réfutant également que les élections présidentielles américaines de 2016 avaient fait l’objet de manipulations par la Russie.

La place de la Commission

Ces événements ne paraissent plus lointains de l’Europe. Chacun sait et mesure les effets des décisions prises au sommet de ces entreprises qui exploitent des services numériques utilisés par la majorité des européens. La réaction juridique européenne est également connue. Elle s’exprime particulièrement dans le règlement du 27 octobre 2022 sur les services numériques, plus connu sous son acronyme anglais DSA (Digital Services Act). Adopté le même jour que le règlement sur les marchés numériques qui se centre sur les questions concurrentielles, le DSA se veut être le versant sociétal de la régulation du numérique. Il impose des obligations de modération aux entreprises exploitant des plateformes numériques pour lutter contre les contenus illicites tels que des propos racistes, des images pédopornographiques ou encore la vente de marchandises illégales.

La lecture de ces deux textes met en évidence le rôle prépondérant de la Commission européenne comme autorité de contrôle. La Commission dispose d’une compétence exclusive pour faire respecter le règlement sur les marchés numériques qui vise les plus grands acteurs du commerce en ligne. Le DSA, lui, aménage un partage de compétence entre la Commission et les autorités nationales de régulation, en l’occurrence l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique pour la France. La Commission dispose de la compétence exclusive pour faire respecter les règles spécifiquement applicables aux « très grandes plateformes » et aux « très grands moteurs de recherche ». Il s’agit par exemple de l’obligation de prévoir des mesures de lutte contre les risques systémiques qui affectent la plateforme, tel que le risque de manipulation de l’information étant. Mais elle peut aussi se saisir au détriment des autorités de régulation nationales pour toute violation alléguée portant sur les autres obligations applicables à toutes les plateformes. Ce sera par exemple le cas de l'obligation de prévoir un mécanisme fiable de traitement des signalements de contenus illicites par les utilisateurs.

La simple ouverture d’une enquête par la Commission sur une infraction susceptible de relever de la compétence de l’autorité nationale suffit dessaisir celle-ci. C’est ainsi que la Comisiùm na Meàn, l’autorité irlandaise en charge du contrôle du DSA, n’a pas ouvert d’enquête à l’encontre des entreprises Meta et Shein pour des manquements relatifs à leurs mécanismes de traitement des signalements, car la première faisait déjà l’objet d’une procédure d’enquête formelle à ce titre par la Commission, tandis que la seconde avait fait l’objet de deux demandes d’informations. L’autorité irlandaise a néanmoins considéré qu’elle pouvait enquêter sur X au titre de ce même manquement qui fait aussi l’objet d’une enquête de la Commission, mais seulement dans la limite où il n’y pas « d’empiètement avec les investigations en cours de la Commission ».

L’indépendance de la Commission

Or, la Commission fait, à première vue, figure d’anomalie dans le paysage de la régulation européenne. Il s’agit d’une autorité dont l’indépendance ne s’exerce pas dans les mêmes conditions que les autorités de régulation qui agissent dans les mêmes domaines qu’elle. Certes, l’indépendance de la Commission par rapport aux gouvernements des États membres et aux autres institutions européennes est affirmée et protégée à l’article 17 du TFUE. Elle conserve néanmoins un caractère politique indéniable, son rôle au sein de la procédure législative européenne la place au centre des jeux de pouvoir et la condamne à prendre en compte les équilibres politiques au sein de l’Union pour pouvoir mener sa mission de « promotion de l’intérêt général européen » à bien. Plus largement, ce positionnement institutionnel augmente le risque de conflits d’intérêts, comme l’illustre le nombre d’enquêtes menées par le Médiateur européen. Des travaux en science politique tendent également à démontrer que la Commission agit largement en considération des priorités exprimées par l’opinion publique.

Il suffit de comparer le ton affiché au début des deux mandats d’Ursula Von Der Leyen. Le premier a été marqué par la présentation d’un « Green Deal » européen qui devait notamment imposer aux entreprises un ensemble de nouvelles obligations sociales et environnementales pour relever le défi de la crise climatique. Le second a, lui, été placé sous le signe d’un « New Deal » de la compétitivité européenne adopté par le Conseil européen de Budapest le 8 novembre 2024. Basé sur la volonté de réduire les charges administratives des entreprises pour stimuler la compétitivité, la Commission s’est largement approprié ses objectifs. C’est ainsi que le premier paquet « Omnibus » présenté ce 26 février par la Commission propose de revenir sur deux textes du précédent mandat qui symbolisaient le tournant vert de l’Union : la directive du 14 décembre 2022 relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises et la directive du 13 juin 2024 relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

Reste que, en matière de régulation économique, la compétence de la Commission est justifiée par la dimension européenne des enjeux et la taille des entreprises à réguler. Mais, la question la plus importante est celle de savoir comment la Commission endosse ce rôle éminemment politique.  Doit-elle tenir les contingences politiques qui affectent chaque État membre à l’écart, ce qui la rapprocherait du rôle des autorités de régulation nationale ? Ou au contraire, doit-elle considérer que cette compétence lui a été attribuée pour que ses décisions reflètent des choix politiques ?

Cette question se pose classiquement en matière de contrôle des concentrations et on peut considérer que la Commission reste, à l’image des régulateurs nationaux, guidée par le maintien d’une saine concurrence au sein du marché intérieur. La Commission n’a pas hésité à refuser des projets chers aux yeux des États membres, mais qui se seraient avérés néfastes pour la concurrence européenne, tel que le projet de fusion entre Alstom et Siemens. C’est toute la différence avec le pouvoir d’évocation du ministre de l’Économie qui lui permet de revenir sur la décision de l’Autorité de la concurrence et autoriser une concentration « pour des motifs d’intérêt général autres que le maintien de la concurrence ».

Mais cette question est nouvelle matière de numérique. La politisation des enjeux de la régulation de la liberté d’expression sur internet parait extrême, bien plus qu’en matière de concurrence. Il y est question, pêle-mêle, de la montée des populismes en Europe, des ingérences russes ou encore du rôle que les États-Unis entendent jouer au sein de la politique internationale. C’est pourquoi, dans un contexte où l’indépendance européenne fait un retour notable dans la bouche des dirigeants européens, le rôle de la Commission dans le contrôle de la mise en œuvre d’un texte aussi sensible que le DSA, mérite quelques développements.

Faire coexister le dialogue et la répression

Lorsqu’elle se saisit, la Commission dispose de pouvoirs d’enquête et de sanction. Le montant des amendes encourues est significatif. Il peut s’élever jusqu’à 6% du chiffre d’affaires mondial annuel de la très grande plateforme ou du très grand moteur de recherche. Cependant, le système de contrôle est loin d’être tourné vers la répression à tout prix. En effet, dans le sillage de la conversion des autorités de régulation économique à la compliance, les procédures sont de plus en plus assouplies. Pour le dire simplement, sauf en cas de violation grave, la priorité est de trouver une solution amiable avec l’opérateur.

Ainsi, l’ouverture d’une enquête par la Commission est souvent doublée, sinon précédée, d’une discussion entre l’opérateur et la Commission. Par exemple, en juin 2024, trois mois seulement après une demande d’informations, un communiqué de l’ex-commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton révélait que la plateforme LinkedIn avait désactivé une fonction qui était soupçonnée d’utiliser des données personnelles sensibles telles que les opinions politiques et religieuses pour alimenter son service de publicité ciblée.

L’apparition d’une procédure d’engagements sur le modèle de celle qui existe déjà en matière de concurrence est encore plus évocatrice. Dans le cadre d’une procédure d’enquête, l’opérateur peut proposer des engagements qui visent à garantir le respect des dispositions pour lesquelles elle est sous investigation. Si elle les accepte, la Commission les rend obligatoires par une décision et clôt la procédure d’enquête. Ce système est censé être gagnant-gagnant : l’entreprise évite une potentielle sanction et la Commission obtient la conformité du comportement. C’est par cette voie qu’en août 2024, la plateforme chinoise TikTok s’est engagée à retirer TikTok Lite, un programme de récompense suspecté de faire courir un risque systémique.  

Mettre en avant les intérêts européens

Reste que la confiance et le dialogue peuvent se rompre. Cela semble être le cas avec X. Durant son mandat, Thierry Breton avait bien tenté à de multiples reprises d’engager des discussions avec Elon Musk, sans succès. Parmi l’ensemble des griefs qui ont justifié les enquêtes de la Commission sur X, figure l’absence de mesures contre le risque systémique de manipulations de l’information en période d’élection. On se souvient du soutien affiché en janvier dernier à la candidate d’extrême droite allemande en pleine élection législative. Rien d’illégal ici, naturellement, mais le manquement serait constitué s’il était prouvé que les algorithmes du réseau social avait massivement mis en avant, volontairement ou non, des contenus favorables à la candidate. Une autre enquête en cours concerne les allégations de manipulation russes concernant l’élection roumaine par le biais de TikTok. Meta fait également l’objet d’une enquête pour ses manquements dans la lutte contre les fausses informations et son traitement des contenus politiques.

Dans ces hypothèses, on voit mal comment les entreprises éviteront la sanction en raison de la gravité des manquements. Plus spécifiquement, concernant les entreprises américaines, le ton que leurs dirigeants affichent actuellement semble les éloigner de la procédure d’engagements qui, théoriquement, peut être engagée à leur initiative. Ressurgit alors la question cruciale du positionnement de la Commission face à ces géants du numérique.

Pour l’instant, force est de constater que la Commission s’astreint à inscrire ces multiples enquêtes dans le temps long. Les procédures ne sont pas accélérées, quand bien même une réaction est attendue et que les manquements directement préjudiciables aux citoyens européens se multiplient. Elle reste donc dans le rôle qu’elle s’est déjà assigné en matière de concurrence. Il n’est pas question de laisser apparaître le droit européen comme une arme braquée vers les entreprises extra-européennes et instrumentalisée en temps voulu par les institutions.

Pour autant, cela n’efface pas le sentiment d’un mélange des genres qui demeure à l’égard d’une institution qui cumule tant d’attributions cruciales, au-delà de ses seules missions de régulation. En somme, l’indépendance affichée par la Commission dans ses missions de régulation est assurée… pour autant qu’elle veut bien l’assurer.

Quels compléments ?

Il ne paraît pas pertinent de remettre en cause la compétence de la Commission en matière de contrôle des très grandes plateformes. La dimension européenne des enjeux justifie à elle seule cette compétence. Néanmoins, il est possible de réfléchir à l’ajout de garanties d’indépendance supplémentaires qui pourraient assurer la confiance de tous dans l’institution sans porter atteinte à sa large liberté procédurale.

Deux pistes nous semblent devoir être explorées en parallèle. La première est la création d’une politique efficace de lutte contre les conflits d’intérêts au sein de la Commission, cela d’autant plus que, par son positionnement institutionnel, ces problématiques sont exacerbées. Le Médiateur européen a beau formuler de nombreuses « suggestions d’amélioration », celles-ci demeurent la plupart du temps limitées au cadre de l’affaire dont il est saisi. La Commission ne prévoit toujours aucun dispositif général de prévention des conflits d’intérêts convaincant.

La seconde piste consisterait à placer la Commission sous la supervision des autorités de régulation nationales. Il serait alors possible de s’appuyer sur les autorités européennes qui réunissent les régulateurs nationaux. Ces autorités, tantôt créées par la Commission, tantôt instituées par les textes législatifs européens, ont généralement pour fonction d’être consultées par la Commission et permettent de coordonner et d’harmoniser les pratiques des régulateurs nationaux. En ce sens, le DSA a d’ailleurs créé le Comité européen des services numériques. Il serait possible, à cet égard, de s’inspirer du mécanisme de contrôle de la cohérence du RGPD. Il permet au Comité européen de protection des données personnelles, à la majorité du vote des autorités de régulation nationale, d’imposer à une autre autorité nationale des investigations supplémentaires ou une modification de ses décisions. Cette option pourrait être intéressante tant qu’elle demeurera exceptionnelle. Elle permettrait alors à la Commission de garder son autonomie procédurale, tout en garantissant une intervention subsidiaire des régulateurs nationaux qui seraient obligés de délibérer à la majorité. Du reste, la Cour de Justice pourrait être saisie des désaccords entre la Commission et les autorités nationales.

Des deux pistes évoquées ici, la première semble tout à la fois la plus simple et la plus urgente. On ne peut qu’être frappé du caractère très modeste du système de lutte contre les conflits d’intérêts au sein de la Commission. Il repose sur un code de conduite applicable aux commissaires et un comité d’éthique indépendant placé auprès de la Présidence de la Commission. Dans les faits, ce comité est surtout consulté sur les projets de reconversion des commissaires. De même, les fonctionnaires européens ont beau être soumis à des règles en la matière, celles-ci doivent être accompagnées de relais au sein des institutions qui se font encore trop rares et trop peu transparents. La création d’un organe interinstitutionnel chargé des normes éthiques en mai 2024 montre une volonté d’harmoniser l’approche des conflits d’intérêts au sein des institutions, mais ne se départit pas d’une approche fondée sur le droit souple. Néanmoins, l’action de l’Office européen de lutte antifraude et du Parquet européen pourrait être de nature à rappeler que ces situations peuvent dégénérer en infraction.

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