Photographie en couleur d'une ville

Cet entretien a été réalisé suite à la parution chez LexisNexis, en janvier 2025, de l'ouvrage "Smart Cities, Enjeux juridiques de la ville intelligente".

Maximilien Lanna : Pourquoi avoir, depuis une dizaine d’années maintenant, commencé à travailler sur cette question des smart cities ?

Jean-Bernard Auby : Tout simplement parce que la numérisation est l’un des derniers avatars de l’évolution contemporaine des villes et que ses effets se révèlent d’ores et déjà très importants. En amont, il y a toutes les questions que posent les villes à l’époque moderne, y compris les questions qu’elles posent au droit et aux juristes. La numérisation s’ajoute à toutes sortes d’autres évolutions contemporaines des villes et vient en dialogue avec elles : la ville numérique rencontre la ville durable, la ville résiliente, la ville stationnaire, la ville temporaire, la ville du dernier quart d’heure, e tutti quanti.

Si l’on s’intéresse à tout cela, sur fond d’une conviction de la centralité des villes dans l’évolution contemporaine des appareils publics et des acteurs publics, on ne peut pas ne pas rencontrer les smart cities : cela vaut pour les juristes.

ML : Le terme Smart City semble de moins en moins employé. Pourquoi avoir choisi de le conserver ici ?

J-.B. A : Dans les flots imposants de littérature anglophone sur le sujet, c’est la seule expression utilisée. Même si, chez nous, elle suscite quelque réticence, quand on peut échapper à la manie française de refuser de s’aligner sur les habitudes terminologiques internationales (excellent exemple : nous disons « numérique » là où toutes les langues voisines disent quelque chose de proche de « digital »), c’est aussi bien.

ML : Existe-t-il des spécificités françaises sur la question des villes intelligentes ? En comparant avec d’autres pays européens, la doctrine juridique française s’est-elle suffisamment penchée sur la thématique ?

J-.B. A : Je ne suis pas convaincu qu’il y ait à un haut niveau une spécificité française, d’autant que nos villes « intelligentes » sont assez différentes les unes des autres. Deux nuances à cette affirmation, toutefois. D’une part, il y a une spécificité historique des villes européennes (leur côté plus compact que d’autres, leur place historique dans nos appareils publics…) qui a des incidences sur la manière dont elles deviennent « intelligentes ». D’autre part, dans l’univers local français, il y a une forte présence classique de grands groupes gestionnaires d'« utilities », qui ont évidemment commencé à s’intéresser à l’évolution « smart cities » (cf. le montage en ville « intelligente » de Dijon).

La doctrine juridique française ne s’est pas trop emparée du sujet encore. Elle n’a que récemment découvert les questions juridiques liées au numérique et elle tend à les aborder avec de grosses jumelles, du droit européen, des grands principes. A quoi s’ajoute le fait que la doctrine juridique française tarde (contrairement à un certain nombre d’autres) à s’intéresser à la ville en tant que telle. Si vous pensez que la seule réalité locale qui vaille qu’on s’y intéresse, c’est la « collectivité territoriale », et non la ville, vous avez les meilleures chances de passer à côté du phénomène « smart city ».

ML : Peut-on parler d’un droit spécifique à la ville intelligente ? Ne s’agit-il pas, avec l’influence du numérique, d’une évolution naturelle du droit des collectivités ?

J-.B. A : Sur le principe, la réponse est très simple. Le droit de la ville intelligente est un composé du droit de la ville, dans ses développements modernes et du droit du numérique dans l’action publique. Il n’est spécifique qu’en tant qu’il s’éloigne, comme dit précédemment, du droit des collectivités territoriales pour aller vers la ville et en tant qu’il donne rendez-vous à tous les développements juridiques liés au numérique public.

Une autre façon de répondre à la question est de dire que le droit des « smart cities » n’est pas du tout encore organisé en un corpus bien bordé et bien structuré. Il reste pour quelque temps un patchwork de concepts, de règles, de principes et de mécanismes concrets. Mais au fond, cela est vrai plus largement du droit de la ville.

ML : La notion de démocratie participative a souvent - au moins à l’origine - été associée aux réflexions portant sur l’émergence de la smart city. La thématique vous semble-t-elle encore d’actualité ? L’usager ne serait-il pas le « laissé pour compte » de la ville intelligente ?

J-.B. A : Question très délicate, à propos de laquelle je crois que l’avenir n’est pas écrit. On voit très bien, a priori, toutes les potentialités de développement de la participation citoyenne dans les villes « intelligentes » : les citoyens y sont plus largement et facilement informés (open data) et la communication entre les responsables locaux et eux est clairement facilitée (plateformes locales, applications de vigilance citoyenne, consultation des citoyens via Internet…).

En même temps, les études montrent que les résultats concrets, en termes de vie démocratique locales sont limités. Ce sont toujours un peu les mêmes qui participent, les interventions auprès des autorités locales sont souvent systématiquement négatives, etc… Mais il a là un diagnostic qui est fait par la plupart des analyses de la démocratie participative dans nos pays. Cela ne marché pas très bien et on ne sait pas trop comment stimuler la chose.

ML : La Smart City, on le sait, se nourrit de données. Les collectivités ont-elles aujourd’hui les moyens juridiques nécessaires pour s’opposer à ce que les données soient captées exclusivement par des entreprises ?

J-.B. A : Non, certainement pas. Il faut bien se rendre compte que c’est dans leur activité normale et légitime qu’en général, les entreprises collectent des données : dans leurs tiroirs-caisses quand elles sont des commerces, dans leurs dossiers plus largement lorsqu’elles sont des entreprises de l’immobilier.

Ce à quoi les collectivités peuvent s’opposer -relativement-, c’est la captation de données par des entreprises dans l’espace public. Tout au moins, elles peuvent et doivent contrôler le phénomène, car peuvent être en jeu des données personnelles ou touchent à des sujets sensibles par leur objet (sécurité…).

Il est certainement souhaitable que les autorités en charge des villes « intelligentes » rappellent un certain nombre de principes corrélatifs, dans leurs chartes de la données notamment lorsqu’elles en ont une,

ML : Les villes vont-elles pouvoir profiter des nouveaux modèles de gouvernance des données issus du Data Act et du Data Governance Act ?

J-.B. A : Je n’en ai pas trop l’impression.

Les dispositions du Règlement du 30 mai 2022 relative à l’ « altruisme » en matière de données me semblent se référer essentiellement, voire exclusivement, à des politiques nationales.

Les villes pourront-elles profiter des règles du Règlement du 13 décembre 2023 concernant la mise de données privées à disposition du secteur public pour des « besoins exceptionnels » ? On peut l’admettre. Le bénéfice de ce dispositif est ouvert aux « organismes du secteur public », dont les collectivités territoriales font sans nul doute partie. Celles-ci sont évidemment affrontées à des « situations d’ urgence » entrant dans ses prévisions. Il faudrait cependant qu’il soit mis en musique par la législation nationale.

Les dispositions concernant la gouvernance que contient le règlement du 13 juin 2024 ne concernent pas la gouvernance des données.

Ce qui risque bien de se produire est que les villes demeurent tributaires de la bonne volonté informelle des détenteurs privés de données d’intérêt général, éventuellement encouragée et organisée par une charte locale de la donnée.

ML : Note-t-on des effets remarquables de l’émergence des Smart Cities pour les contrats publics ?

J-.B. A : Certainement, car la mise en place et la gestion des infrastructures et des services des « smart cities » appellent constamment un degré plus ou moins fort d’innovation. Or, le droit traditionnel des contrats publics n’est pas organisé idéalement pour accueillir de l’innovation : il n’est pas suffisamment imprégné par des logiques de performance et les procédures très ouvertes de passation qu’il impose généralement font craindre aux entreprises candidates de se voir subtiliser leurs inventions.

C’est pourquoi, depuis quelque temps, se développent des formules plus adaptées, qui consistent dans des marchés publics performanciels et dans de montages partenariaux nouveaux, comme le partenariat d’innovation, venu du droit de l’Union Européenne.

ML : On parle beaucoup, aujourd’hui, de solutionnisme technologique. A travers les questions de surveillance, la smart city n’aurait-elle pas vocation à devenir le lieu d’expression privilégiée de ce solutionnisme ?

J-.B. A : Je crois qu’il y a là deux questions différentes.

Il y a bien une tendance au « solutionnisme technologique » en ce que de nombreux acteurs -mais surtout des entreprises- proposent aux villes qui se veulent « intelligentes » des solutions proprement techniques pour tous les problèmes qu’elles rencontrent : depuis le fonctionnement de la démocratie locale jusqu’au traitement des déchets en passant par la production et la distribution de l’énergie. On voit même des entreprises importantes du secteur proposer à des autorités en charge de villes des sortes de solutions globales « clefs en main » à tous leurs problèmes, dans une gestion synthétique. C’était au fond classiquement la politique d’IBM.

Le développement constant de la surveillance dans les « smart cities » n’est pas sans lien avec ces tendances, car ce sont en effet souvent les dispositifs de surveillance (spécialement la vidéosurveillance au service de la sécurité dans la ville) que les porteurs de « solutionnisme technologique » mettent en avant pour convaincre les collectivités. Mais le sujet de la surveillance dans la ville numérique est bien un problème en soi. C’est un sujet primordial, qui nait partiellement de l’impulsion technique, mais combinée avec une sensibilité croissante à des risques divers, de la délinquance aux inondations : c’est un sujet social et politique et non pas seulement technique.

ML : De manière prospective, à quels défis majeurs seront confrontées les villes demain ? Le numérique permettra-t-il y répondre ?

J-.B. A : Voilà une question bien difficile. J’ai tendance à y répondre en deux temps.

Les villes numériques ont et auront à assumer tous les problèmes qui sont au cœur des villes contemporaines. Ils sont nombreux et variés : ils touchent à la ségrégation sociale que génèrent naturellement les villes, ils découlent de phénomènes divers de congestion (la saturation des espaces publics, sous la forme notamment de la congestion automobile), ils tiennent aux risques sanitaires que créent les pollutions urbaines diverses.

Mais les villes « intelligentes » ont et auront aussi à maîtriser des défis nouveaux. Parmi eux, au premier chef, ceux qui découlent de la crise climatique : l’obligation de limiter leur extension physique, d’adapter leurs services publics, notamment tout ce qui touche à l’énergie et aux transports.

Il est indéniable que les progrès techniques liés à la numérisation aident les villes à relever certains de ces défis, plus ou moins nouveaux. Les systèmes locaux de transport et d’énergie deviennent plus efficaces et plus économes. L’utilisation des espaces publics par les citoyens est facilitée.

Reste qu’une ville, c’est avant tout une communauté d’habitants. Est-ce que l’évolution vers la « smartness » augmente ou diminue l’aptitude des villes à constituer des ensembles vivables, conviviaux, pas trop segmentés socialement ? C’est encore difficile à dire.

Partager cet article

Articles sur le même thème