Photographie d'un immeuble avec balcon

« La città informale », paru en 2021 sous la direction de Maria Vittoria Ferroni et Giovanni Ruocco (éditions Castelvecchi), est un ensemble de réflexions qui dépassent, de façon très intéressante, la simple opposition entre l’institué, le reconnu et le non-droit, pour montrer que les villes abritent des réalités informelles variées qui y jouent un rôle, y compris juridique, et qui entretiennent un dialogue complexe avec ce qui se tient dans la norme.

L’idée-clef de cet ouvrage -qui confirme la fécondité remarquable de la réflexion italienne sur le droit de la ville-  est en somme que l’informel urbain a un sens juridique, qu’il remplit, à côté du droit et du formel, une fonction que l’on peut analyser. La démarche rappelle certaines analyses de Jean Carbonnier sur le non-droit.

Qu’une bonne part du fonctionnement concret des villes se situe en dehors de la norme, ou à côté d’elle n’est pas un mystère. De quoi s’agit-il ? A la fois de comportements clairement illégaux : constructions illicites, occupations illégales de bâtiments, accès clandestins aux réseaux, occupations illicites des espaces publics pour des activités commerciales et autres (voir spécialement la contribution de Rossana Galdini), etc….Et d’activités qui, sans être carrément illégales, se logent dans les plis des lacunes de la règle de droit : utilisation de bâtiments à des fins hétérodoxes, même si elles ne sont pas clairement bannies par la norme, récupération d’espaces inutilisés sans l’accord express de leurs propriétaires, etc…

L’informalité atteint des seuils impressionnants dans certaines villes de pays émergents, spécialement certaines conurbations en croissance stratosphérique [1]. Dans la ville chinoise de Shenzen -10 millions d’habitants-, le pourcentage d’édifices construits sans titre juridique atteindrait les 50 %[2].

Mais elle n’est évidemment pas absente dans les villes des pays plus industrialisés[3]. Elle y est en général moins apparente et on peut présumer qu’elle y est en moyenne moins éloignée de la norme. Mais, pourtant, combien de violations non sanctionnées des règles d’urbanisme dans nos villes ? Un Italo Calvino nous démontrerait peut-être que le non-droit n’y est finalement pas moindre, même si les dehors sous lesquels il se présente sont plus soft. On sent bien en tous les cas que l’existence d’une part de tout cela est inéluctable

C’est là que peut se glisser l’idée selon laquelle l’informel urbain remplit une fonction, à côté de ce qui respecte la norme.

Le plus évident est qu’il peut jouer le rôle d’une soupape de sûreté. Il peut être la conséquence des défauts de ce qui est institué et jouer un rôle pour compenser ces défauts. Cette entité intensément vivante qu’est en général la ville est toujours dans un duo de ballet avec la norme, dans laquelle il est difficile de l’enfermer et avec laquelle les acteurs urbains jouent, parfois dans un sens d’adaptation, parfois dans un sens d’ignorance[4].

D’ailleurs, les institutions en charge des villes elles-mêmes trouvent parfois commode de se placer sur le registre de l’informalité : en témoigne aujourd’hui chez nous la floraison actuelle des « chartes promoteurs » et autres « cahiers de recommandations architecturales » que certaines villes ajoutent à leurs plans d’urbanisme et dont, bien qu’elles n’aient pas de valeur juridique contraignante [5], elles réussissent à imposer le respect par intimidation aux constructeurs qui n’ont pas intérêt à se brouiller avec elles.

Cet exemple montre qu’il faut, à ce stade du raisonnement, distinguer entre les types d’informalité, et sur divers plans.

Naturellement, il y a des cas de franche illégalité, d’autres qui relèvent d’un jeu avec la règle : la distance qui sépare, dans un autre contexte, la fraude fiscale de l’évasion fiscale.

Mais il est aussi intéressant, sinon plus, de distinguer en fonction du sens social qui s’attache aux informalités. Certaines correspondent à de simples stratégies individuelles de contournement de la règle : comme le branchement illégal à un réseau que décrivait bien le film « La vie est un long fleuve tranquille ». D’autres correspondent à des stratégies collectives de défi à la règle : comme le squat organisé pour mettre fin à la situation inacceptable de sans-abris.

Cette distinction, qui laisse sûrement place à des situations intermédiaires, est spécialement importante quand il s’agit de réfléchir sur le destin des informalités, sur leur dynamique peut-on dire.

Naturellement, une part de l’informalité pourra toujours être ramenée dans le chemin de la règle par la répression, ou peut-être par l’acquisition publique des biens qui en sont le réceptacle. Mais dans la réalité ce seront souvent d’autres politiques qui seront suivies.

Le livre commenté est très intéressant de ce point de vue. On note spécialement la contribution de Fabio Giglioni (p. 79 et s.), qui distingue cinq modèles de conciliation entre les informalités et le droit formel : la tolérance, la reconnaissance, l’acceptation sous le chapeau d’une « qualification juridique innovative », les pactes de collaboration (cette formule italienne de gestion commune de certains espaces publics que Chemins Publics a eu l’occasion de présenter[6]) et l’utilisation des biens concernés « en transition » (par exemple, la réaffectation de biens abandonnés).

L’intérêt de cette analyse est de suggérer que les pratiques informelles peuvent parfois susciter de nouveaux fonctionnements urbains, nourrir de l’innovation dans le fonctionnement juridique de la ville [7].

Au passage, on note que l’une des voies par lesquelles l’informel peut se « mettre en ordre » dans la ville est la mise en forme de communs urbains (l’hypothèse, par exemple, des pactes de collaboration italien : voir, dans le livre commenté, le chapitre d’Antonio Putini[8]). Naturellement, cela ne peut concerner que certaines hypothèses, mais c’est un cas spécialement intéressant en ce qu’il permet à des pratiques sociales développées ou qui veulent se développer en dehors des canaux institutionnels établis, de s’insérer dans le fonctionnement juridique de la ville[9].

On voit par ailleurs que, lorsqu’on réussit à réconcilier l’informel avec l’organisation urbaine formelle, on peut contribuer à asseoir et développer le « droit à la ville » Rappelons la recommandation de l’école d’Herman de Soto à propos des bidonvilles : délimitation cadastrale et attribution de droits de propriété comme clefs pour que leurs habitants se sentent responsables parce que respectés dans leur dignité [10]

Les rapports entre la ville et le droit sont une source immense de réflexions. La dimension juridique est puissamment présente dans l’histoire des villes, elle est une dimension essentielle de leur être contemporain[11]. Mais elle n’est évidemment pas épargnée par cette pulsion d’entropie qui ne les épargne jamais. De cela, l’analyse des rapports entre l’informel et le formel est un poste d’observation excellent. Le livre commenté le montre très bien.


[1] voir Le Monde, 10 octobre 2023, p.18, à propos d’Onitsha, au Nigéria ; sur l’accès à l’eau lorsque le réseau conventionnel est défaillant : Jean-François PInet et al., Se brancher à l’eau autrement, Métropolitiques, 14 novembre 2022.

[2] Shiltong Qiao, Planting Hiuses in Shenzen : A Real Estate Market without Legal Titles, Canadian Journal of Law and Society, 2014, vol.29, n°2

[3] par exemple : Fabio Giglioni, Order without law in the Experience of Italian Cities, Italian Journal of Public Law, n°9, 2017, p. 231

[4] par exemple : Alain Bourdin et al., Les règles du jeu urbain. Entre droit et confiance, Descartes & Cie, 2006.

[5] ce que notre Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler : CE, 2 juin 2023, SCI du 90-94 avenue de la République.

[6]  : Marzia de Donno et Jean-Bernard Auby, Blog Chemins Publics, 26 avril 2021 : Communs dans le droit italien : les « beni comuni » et « patti di collaborazione » (chemins-publics.org)

[7] dans ce sens également: Jean-Jacques Terrin et Ina Wagner, L’urbanisme informel, au-delà du droit à la ville, Presses des Ponts, 2023.

[8] également : Raffaele Volante, Spazio urbano e consumo di suolo nella prospettiva dei beni comuni. Una critica, in La prossima città, sous la direction de Giuseppe Franco Ferrari, Mimesis, 2017, p. 443

[9] voir Sheila Foster et Christian Iaione, Co-Cities. Innovative Transitions toward Just and Self-Sustaining Communities, The MIT Press, 2022.

[10] voir Julien Damon, Un monde de bidonvilles. Migrations et urbanisme informel, Le Seuil, 2017

[11] voir spécialement : Valerio Nitrato Izzo, Gli spazi giuridici della città contempoanea. Rappresentazioni e pratiche, Editoriale Scientifica, 2017

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