Photographie en contre-plongée de buildings en verre

Alors que l’empire du droit privé sur l’action publique ne cesse de s’étendre, avec le retrait de l’État, il devient évident que les aspirations de la société française s’expriment aussi autour de ce droit. Ces développements imposent de repenser le droit privé pour élaborer des outils qui permettraient de l’utiliser comme contre-pouvoir.

Sous ce paradoxe apparent, nous voudrions travailler ici l’idée selon laquelle, non seulement c’est le droit privé qui gouverne de fait l’action publique désormais avec l’évidement de l’État et du droit public, mais qu’en outre c’est aujourd’hui le droit privé qui exprime les plus intéressantes aspirations collectives pour organiser la poursuite de l’intérêt général. La loi PACTE, la création des fonds de dotation, les communs, montrent bien que la société ne conçoit plus la poursuite de l’intérêt général par l’État. À notre sens, ce changement profond invite nécessairement à repenser le droit privé. 

Que le droit privé soit devenu désormais une sorte de droit commun de l’action publique est une évidence. La privatisation, l’externalisation des activités étatiques, la contractualisation sont des phénomènes contemporains majeurs qui touchent le cœur de l’État. La répression est externalisée par les villes (pour la verbalisation du stationnement par exemple), l’écotaxe poids lourds était aussi externalisée et permettait à une personne privée de percevoir un impôt. Toutes les formes de procès connaissent aussi des mouvements multiples de contractualisation : la mairie de Paris a contractualisé le traitement du recours administratif préalable obligatoire, le procès pénal connaît, lui aussi, des formes de contrat avec le plaider coupable, comme le procès civil. Le domaine public, lequel exprime plus qu’aucun autre pan du droit administratif l’existence d’un monde commun, est sommé de pouvoir faire l’objet de techniques multiples permettant des montages financiers. Surtout, c’est la personnalité publique qui est attaquée le plus frontalement. L’établissement public, qui était la modalité par défaut de fourniture de services publics laisse la place à la société anonyme, c’est-à-dire la forme sociale capitaliste par excellence — alors que d’autres formes sociales non capitalistes existent comme l’association ou la coopérative. Ces évolutions sont bien connues. Il faut y ajouter en outre le numérique qui accroît considérablement le champ de la privatisation. Dans le cadre des Smart Cities les politiques de sécurité développées par les villes (Safe Cities) le sont très largement sur une base privée. 

Le mouvement le plus intéressant aujourd’hui nous semble être différent. D’une part c’est en droit privé que se formule l’intérêt général aujourd’hui, et c’est, d’autre part, en droit privé que l’idée d’égalité s’incarne. 

Les illustrations d’incarnation de l’intérêt général par le droit privé sont nombreuses. La loi PACTE a introduit une nouvelle définition de la société : « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » (article 1833 du Code civil). Elle permet en outre la société de se doter d’une raison d’être : « les statuts [de l’entreprise] peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité » (article 1385). Au-delà de la critique tenant à son caractère cosmétique, ces réformes manifestent selon nous la conscience que c’est désormais par la société et non par l’État que l’organisation collective de nos aspirations doit passer. De même, le fonds de dotation créé en 2008 permet de mettre en œuvre une activité « d’intérêt général », en plus des structures privées traditionnelles comme l’association reconnue d’utilité publique. À côté de ces formes, la renaissance de l’idée coopérative est particulièrement frappante. La coopérative est l’invention du 19e siècle pour proposer une alternative aux formes sociales de type capitaliste et se distingue notamment par la règle un homme une voix. Les coopératives de consommation fleurissent à nouveau, les coopératives d’habitants sont facilitées par le législateur et les coopératives de production sont proposées comme solution à la désindustrialisation du pays. 2012 fut élue par l’ONU année des coopératives. Au niveau local, on crée la société publique locale, qui est une société anonyme, alors que la société civile aspire à des formes sociales égalitaires !

L’idée d’égalité nous semble aussi recevoir deux illustrations importantes en droit privé. D’une part, l’introduction du déséquilibre significatif est probablement l’innovation symboliquement la plus décisive car le droit des contrats concerne la nature même de nos relations interindividuelles. On pourrait aussi rajouter dans cette catégorie l’application horizontale des droits fondamentaux. D’autre part, au niveau processuel, la création de l’action de groupe est intéressante pour permettre à la société civile de se constituer en contre-pouvoir. Mais tout a été fait justement, dans les deux cas, en France pour assurer le caractère platonique, si ce n’est cosmétique, de ces évolutions.

Enfin, la notion qui mobilise le plus la société civile aujourd’hui n’est plus le public mais bien le commun. Alors que le domaine public s’appauvrit considérablement, les biens communs catalysent les idées autour de la réappropriation collective des biens à l’usage de tous. En Italie, par exemple, le mouvement d’opposition à la privatisation de l’eau n’a pas pris comme levier l’État ou le public mais le commun. La Commission Rodotà (un professeur de droit privé italien) sur les biens communs fournit une définition du bien commun au-delà du public et du privé. Il s’agit : 

« Des choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l’exercice des droits fondamentaux mais aussi pour le libre développement de la personne humaine. Les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par l’ordre juridique, notamment au bénéfice des générations futures. Les titulaires des biens communs peuvent être des personnes juridiques de droit public ou privé. Dans tous les cas, leur accès à tous doit être garanti, dans les limites et selon les modalités déterminées par la loi. Quand les titulaires sont des personnes publiques, les biens communs sont gérés par eux et mis hors de la portée du monde marchand ».

Cette définition prend comme levier les droits fondamentaux pour s’élever au-dessus du public. L’idée de départ de ces juristes italiens est justement que la propriété publique n’ayant rien apporté de spécifique par rapport à la propriété privée — la personne publique restant quasiment libre d’aliéner le bien de tous — il fallait refonder le lien de la collectivité avec les choses autour d’une nouvelle notion, les biens communs, protégeant réellement l’affectation à l’exercice des droits fondamentaux. Le constat est le même en France.

Une fois dit que le droit public a été assez largement évidé et ne suscite plus l’engouement de la société civile, une telle évolution n’implique-t-elle pas une réflexion profonde en droit privé pour permettre à ce droit de se constituer en contre-pouvoir ? Le droit privé peut certes fournir des réponses face au repli de l’État, mais il reste des impasses. On a déjà dit que les promesses de l’action de groupe avaient été neutralisées. Or, il s’agit du plus puissant levier pour solvabiliser les intérêts du public. On ne peut avoir des corps intermédiaires forts, capables de devenir de véritables contre-pouvoirs à la capture de l’État qu’en leur permettant ainsi de s’organiser et de lever des fonds. 

La constitution de véritables contre-pouvoirs juridiques en droit privé est encore en construction. Nous voudrions en donner un exemple en montrant l’impasse dans laquelle nous nous trouvons avec les tarifs de péages. Cet été, le Conseil d’État a rejeté le recours formé par Raymond Avrillier contre le protocole d’accord signé entre l’État et les sociétés d’autoroute et dont l’objet était la renégociation des tarifs. Le Conseil d’État affirme : « Les clauses du protocole relatives aux tarifs sont dès lors, en tout état de cause, dépourvues de caractère réglementaire » (§9). Comment mieux illustrer ce mythe que constitue le contrat public qui relève davantage de l’entente puisqu’il exclut la personne principalement intéressée ? Un concessionnaire et l’État s’entendent par un contrat pour faire payer un tarif par un tiers — l’usager — qui n’a pas le droit de le contester alors même qu’il est le premier concerné : c’est ça un contrat public ! 

Mais cet usager bénéficie-t-il d’un remède en droit privé ? On peut en douter. Le déséquilibre significatif semblerait être tout indiqué ! L’usager d’un service public semblerait même être le destinataire principal de cette réforme. Et pourtant il ne pourra pas l’utiliser pour contrebalancer le pouvoir de négociation du monopole car le législateur a bien pris soin, dans le deuxième alinéa du nouvel article 1171, d’exclure les clauses tarifaires : « L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ». Impasse donc. 

Innovation encore, le droit privé connaît de plus en plus l’application horizontale des droits fondamentaux. L’usager du service ne pourra pas encore s’en servir car son droit subjectif n’est pas encore de ceux que protège le juge civil. Impasse encore. 

Le nouveau pouvoir issu des privatisations est donc sans contrôle. Le droit public des contrats est impuissant, de même que le droit privé. Les contre-pouvoirs juridiques sont donc absents. On comprend que les aspirations sociales se portent désormais vers l’idée de commun, et plus vers l’idée d’État, pour organiser l’action collective. Cette nouveauté implique de réfléchir à la façon dont on pourrait se passer de l’État dans l’élaboration des services d’intérêt général. Des initiatives fleurissent à l’étranger dans cette veine. 

Thomas Perroud

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