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Recension de Liora Israël, A la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981), Editions EHESS, 2020, 352 pp.

L’ouvrage ne surprendra pas les fidèles lecteurs de Liora Israël. La sociologue travaille en effet depuis de longues années sur le rapport que le droit entretient au politique ainsi que sur le rôle qui lui est dévolu dans les mobilisations sociales, via la médiation des professionnels de la pratique juridique (magistrats et avocats) : l’ouvrage est ainsi nourri des acquis des nombreuses contributions qu’elle a produites sur le sujet dans une série de revues et décline la perspective plus générale présentée dans L’arme du droit (Presses Sciences Po, 2009), réédité en 2020. Il s’agit ici de mettre l’accent sur la période allant de 1968 jusqu’à 1981, moment charnière au cours de laquelle de nouveaux usages militants du droit sont apparus à l’initiative de juristes se réclamant de la gauche – d’où le titre de l’ouvrage. Même si l’on trouve trace de ces usages avant 1968, dans le cadre des luttes anticoloniales ou à travers l’utilisation par le parti communiste de la justice comme arène politique, et déjà pendant la Résistance , mai 1968 aurait fait « office de déclencheur, à la fois pratique et théorique, d’un nouvel engagement (intellectuel autant que politique) du droit » : la critique du droit et des institutions qui se développe alors dans les facultés de droit gagnera le milieu judiciaire, notamment par l’intermédiaire du Groupe d’action judiciaire (GAJ). Quant à 1981, il constituera une césure, l’arrivée au pouvoir de la gauche modifiant le contexte de relations de ces juristes engagés avec le pouvoir politique.

Etayé par un travail d’enquête approfondi, passant par l’exploitation de sources variées et une large palette d’entretiens, l’ouvrage s’attache à quelques illustrations emblématiques de ces nouveaux usages du droit. Les changements concernent d’abord le cadre professionnel. L’adoption de la forme syndicale en est l’éclatant témoignage : la création en juin 1968 du Syndicat de la magistrature (SM), qui était déjà en gestation, suivie un peu plus tard de celle du Syndicat des avocats de France (SAF), se présente comme « un coup de tonnerre dans le monde du droit » ; s’ils avancent des revendications d’ordre professionnel, les deux syndicats se revendiquent aussi comme porteurs d’une conception différente du droit et de la justice, au prix de fortes tensions avec le pouvoir politique. Corrélativement, on assiste au développement parmi les avocats de nouvelles formes d’exercice de la profession (permanences juridiques, boutiques du droit, cabinets collectifs) rompant avec les pratiques traditionnelles et visant à favoriser l’accès au droit ainsi que la diffusion du savoir juridique. Derrière ces innovations se profile l’idée que le droit peut être utilisé comme une arme, en étant mis au service de certaines causes : utilisant pleinement les ressources offertes par le droit, exploitant les failles et les contradictions qu’il recèle, pour défendre la cause des immigrés,  le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI) constitue l’exemple privilégié d’un tel investissement ; mais le procès de Bobigny, longuement analysé dans le chapitre 7, montre que la justice a été aussi utilisée comme tribune pour faire évoluer la législation, tandis que la mobilisation autour de l’extradition de Klaus Croissant (chapitre 8) s’est faite au nom du respect de l’État de droit, dans un contexte pourtant marqué par la violence politique.

A travers ces exemples, Liora Israël entend souligner le paradoxe ayant conduit ces juristes militants, par ailleurs convaincus du caractère idéologique du droit, à s’en servir comme un outil, dont il convenait de faire le meilleur usage possible en tirant parti des potentialités qu’il recèle : la dimension politique du droit existant a tendu à s’effacer au profit d’une approche technique ou instrumentale, donnant toute son importance à l’expertise juridique ; les intéressés se sont ainsi trouvés pris dans une « contradiction insoluble », dès l’instant où une telle approche était incompatible avec l’objectif d’inventer un droit différent. On regrette sur ce point que l’ouvrage ne s’attarde pas sur les conceptions alternatives ou critiques du droit qui sont apparues au cours des années 1970 et ont servi d’assise aux stratégies judiciaires : c’est pour l’essentiel à travers la revue Actes, tenant lieu d’échanges critiques sur l’exercice professionnel du droit, que la réflexion théorique menée sur le droit est esquissée ; si l’ouvrage entend n’aborder que les seules professions judiciaires, l’évocation des analyses menées parallèlement dans les milieux universitaires, notamment au sein du mouvement Critique du droit , aurait constitué à cet égard un utile contrepoint.

Plus généralement, Liora Israël montre qu’alors même qu’ils dénoncent le droit en vigueur, les juristes militants contribuent, par l’usage qu’ils en font, à sa légitimation. Il reste que cet engagement n’a pas été dépourvu d’impact concret : la mise en forme juridique des revendications et l’appui apporté par les professionnels du droit aux mobilisations ont permis de défendre et/ou de promouvoir des causes jusqu’alors ignorées ou négligées ; les nouveaux usages du droit apparus pendant cette période ont ainsi eu pour effet, non seulement de modifier les pratiques professionnelles, mais encore d’infléchir les textes en vigueur, témoignant, comme l’ouvrage le souligne justement, de la « plasticité du droit » et de sa « perméabilité au monde social ».

Notes debas de page :

[1] VoirLiora Israël, Robes noires, Annéessombres. Avocats et magistrats en résistance pendant la seconde guerremondiale, Fayard, 2005.

[2] X.Dupré de Boulois, M. Kaluszynski (dir.),Le droit en révolution. Regard sur la critique du droit des années 1970 à nosjours, LGDJ 2011.

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