Paysage en californie

“[Les hauts fonctionnaires français] ont tendance à assimiler l'intérêt public à certains intérêts privés. L'hostilité de l'administration [française] à l'égard des groupes d'intérêt, ou lobbies, comme elle choisit de les définir, sa pratique du choix entre les groupes représentatifs, dynamiques ou légitimes et les groupes non représentatifs, non dynamiques ou illégitimes et, dans certains secteurs, son identification aux intérêts de certains groupes à l'exclusion de tous les autres, suggèrent seulement que les fonctionnaires ne répugnent pas à invoquer l'intérêt général alors que leurs actions contredisent ce noble concept” (Ezra Suleiman, Politics, Power, and Bureaucracy in France: The Administrative Elite, Princeton University Press, 1974, p. 349).

Le droit administratif français n’a pas mis en œuvre de réflexion spécifique dédiée à la représentation du public. La participation à l’élaboration des décisions publiques est envisagée de façon ouverte, avec en général des tiers (commissaire enquêteur, CNDP) chargés de synthétiser les différentes contributions que le public a pu formuler sur un projet. C’est donc sous la bannière de la participation que les intérêts du public sont pensés en droit administratif aujourd’hui. Les limites de ces mécanismes sont aussi bien connues. Il existe pourtant une autre façon d’organiser l’intégration des intérêts du public à l’action administrative qui consiste à incarner ces intérêts dans une personne. À partir de l’exemple de l’Avocat public californien, nous voudrions ici réfléchir aux avantages et aux inconvénients d’incarner le public dans une institution administrative. Si la France a du mal à faire de l’administration la représentante d’intérêts partiels — alors même que les intérêts diffus sont les intérêts de tous, c’est qu’en réalité elle se contente d’une administration qui n’écoute que les intérêts les plus concentrés. L’idée de l’Avocat public correspond au besoin de créer du contradictoire dans l’action administrative, de créer une administration qui agit comme un contre-pouvoir dans une action publique. C’est aux antipodes de la tradition administrative française et pourtant, comme le montre l’image du procès, une bonne décision ne peut intervenir qu’après un débat contradictoire, c’est-à-dire ayant mis chaque partie à même d’avancer ses intérêts. L’Avocat public pourrait ainsi faire penser à l’aide juridictionnelle dans le procès qui solvabilise la défense des intérêts de tous. Cette institution permettrait d’avancer dans l’action publique les intérêts les plus faibles, mais les plus importants. C’est une idée qui semble tout à fait intéressante pour développer une action administrative en phase avec la société. Cette idée pourrait tout à fait être étendue au droit de l’environnement pour représenter la voix des ressources comme l’eau ou la nature.

La procédure administrative envisage l’apport du public à l’élaboration des décisions administratives sous deux angles au moins : la participation et la représentation.

D’une part, l’angle de la participation est le mieux connu, en tout cas le plus visible puisqu’il dispose des fondements les plus élevés, à la fois en droit constitutionnel dans la Charte de l’environnement — pour les décisions publiques ayant un impact sur l’environnement — en droit international et européen, mais aussi dans la loi. Le Code des relations entre le public et l’administration consacre en effet la participation dans l’action administrative, à la suite d’ailleurs du rapport du Conseil d’Etat sur ce thème, mais uniquement de façon facultative. Le Code qualifie cette participation d’association. L’article L131-1 dispose ainsi : « Lorsque l’administration décide, en dehors des cas régis par des dispositions législatives ou réglementaires, d’associer le public à la conception d’une réforme ou à l’élaboration d’un projet ou d’un acte, elle rend publiques les modalités de cette procédure, met à disposition des personnes concernées les informations utiles, leur assure un délai raisonnable pour y participer et veille à ce que les résultats ou les suites envisagées soient, au moment approprié, rendus publics. » La philosophie de la participation mise en œuvre par ce texte est claire : c’est une décision unilatérale de l’Administration, ce n’est pas une obligation générale. Cette disposition véhicule donc bien une conception classique, descendante, de l’action administrative. De façon classique la participation générale envisage plusieurs étapes : la publicité du projet de réforme envisagée, un délai raisonnable pour participer, et la publicité des résultats de la participation. Ici, l’Administration reste maître de la procédure à la différence du choix américain qui fait de la participation pour l’élaboration des actes administratifs de portée générale une obligation (notice-and-comment). La procédure américaine est plus précise que la version française.

En France, il y a aussi de grandes lois spéciales, notamment en matière d’expropriation, qui mettent en œuvre cette exigence dans le cadre de l’enquête publique. Il faut noter que, dans ces procédures, on trouve bien souvent des tiers qui organisent et rendent compte de la participation. On pense au commissaire enquêteur ou à la CNDP, autorité administrative indépendante chargée d’organiser la participation du public pour les grands projets et d’en rendre compte. Ces instances sont placées en position d’extériorité par rapport au public et à l’administration. Il s’agit de tiers chargés de recueillir, synthétiser l’apport du public. Le plus souvent d’ailleurs, leur rôle se limite organiser la légitimation de décisions de toute façon déjà prises, le commissaire enquêteur n’a pas intérêt à porter une parole indépendante comme l’a montré l’affaire Gabriel Ullmann.

Une différence essentielle entre la France et les États-Unis, qui mérite d’être notée, est que les juges américains ont imposé à l’Administration de motiver ses choix en fonction des résultats de la participation et d’expliquer pourquoi l’Administration refuse telle option proposée par le public. Il existe donc une exigence de rationalisation des choix administratifs, imposée par les juges, qui permet de donner corps à l’exigence de participation qui sans cela reste sans portée. Il faut noter cependant que cette exigence de motivation peut exister en France en matière d’enquête publique par exemple, lorsque le commissaire enquêteur rend un avis négatif. Dans ce cas, la collectivité doit motiver le choix de poursuivre le projet.

À côté de la technique de la participation, il existe aussi en droit administratif des techniques de représentation — bien connues en droit constitutionnel —, mais moins bien étudiées en droit administratif. La technique de la représentation rassemble l’ensemble des hypothèses dans lesquelles l’action administrative s’appuie sur des instances chargées de représenter certaines catégories du public. Cette technique est très fréquente par exemple dans l’action sanitaire et sociale où les associations représentent différentes catégories de malades et constituent donc des interlocuteurs privilégiés de l’Administration. Le droit administratif s’est d’ailleurs peu saisi de la question de la représentativité véritable des personnes censées porter la parole du groupe.

Mais l’hypothèse à laquelle nous pensons est différente puisqu’il s’agirait d’une personne dans l’Administration — et non pas extérieure à elle — qui représenterait certains intérêts. L’idée est pourtant d’actualité puisque l’on a vu fleurir quantité de propositions visant à créer un défenseur des droits des générations futures par exemple.

La représentation de cette catégorie du public est une méthode qui semble peu utilisée en France, et pourtant certainement prometteuse. L’avocat public californien relève de cette technique.

Le régulateur des services publics californien contient au son sein un « public advocate ». Les services publics aux États-Unis, comme en Europe d’ailleurs, sont régulés au niveau des Etats. La California Public Utilities Commission serait l’équivalent d’une entité qui regrouperait l’ARCEP, la CRE et le régulateur de l’eau. En France, les régulateurs organisent la consultation du public de façon assez pragmatique, par l’instauration de consultations publiques ouvertes ou de commissions consultatives ou de groupes de travail. Une thèse américaine, d’Athanasios Psygkas, From the « Democratic Deficit » to a « Democratic Surplus » : Constructing Administrative Democracy in Europe (Oxford University Press, 2017), est à notre connaissance la seule recherche à étudier la participation dans le domaine de la régulation en France. L’ARCEP a aussi deux commissions consultatives, créées par la loi de 1996. Athanasios Psygkas formule des constats qui semblent réalistes sur la pratique participative de l’ARCEP : « [ces consultations publiques] n’ont cependant pas été publiées sur le site Internet de l’agence et il n’y a pas (ou très peu) d’informations sur les personnes qui ont répondu à ces consultations, et encore moins sur le contenu des réponses. La manière informelle, peu structurée, volontaire et peu transparente dont ces consultations publiques ont été menées est imputable au régime juridique qui régit l’activité de l’ART. La loi sur les télécommunications de 1996 ne contenait aucune disposition sur la participation du public par le biais de processus de consultation ouverts » (p. 98). Cet auteur détaille aussi la qualité des participants : les individus et les associations représentent respectivement 7 et 5% des observations reçues. Cela signifie que les intérêts diffus du public n’ont pas de voix efficace devant le régulateur.

C’est la raison pour laquelle l’idée de l’avocat public est intéressante puisqu’il prend officiellement en charge ces intérêts. Les consommateurs sont peu impactés individuellement par l’augmentation d’un tarif et n’ont pas que peu d’intérêt pour se mobiliser. Le Public Advocates Office de Californie a été créé en 1984 pour assurer la représentation des intérêts du public.

Nous allons voir comment son mandat législatif pose question pour la représentation d’autres intérêts, et notamment ceux de la nature, ou des ressources (comme l’eau) qui sont directement concernés par ces tarifs.

Le Code des services publics de Californie dispose en son article 309.5 :

« a) Il existe au sein de la Commission un bureau indépendant de l’Avocat public de la Commission des services publics chargé de représenter et de défendre les intérêts des clients et abonnés des services publics relevant de la compétence de la Commission. L’objectif du bureau est d’obtenir le tarif le plus bas possible pour un service compatible avec des niveaux de service fiables et sûrs. Pour les questions de répartition des recettes et de conception des tarifs, l’office doit avant tout prendre en compte les intérêts des clients résidentiels et des petites entreprises ».

La loi détaille donc les intérêts concernés, qui sont les intérêts les plus dispersés, des consommateurs individuels. En mentionnant les petites entreprises, le législateur californien a certainement dans l’idée que les grosses entreprises ont de toute façon toujours les moyens de se faire entendre, savent s’il faut participer et comment. L’avocat public est donc la voix des intérêts que l’on pourrait appeler diffus pour reprendre un concept de droit brésilien. L’intérêt diffus désigne les intérêts les plus faibles, car étant ceux des individus, mais en réalité il s’agit des intérêts les plus importants démocratiquement, car ce sont les intérêts de tout le monde.

En revanche, cette disposition montre le biais évident de l’action de l’Avocat public qui est un biais consumériste. Il s’agit d’assurer les tarifs les moins élevés, ce qui ne pose aucun problème en matière de téléphonie, mais qui est en revanche plus contestable quand la ressource concernée est une ressource rare comme l’eau ou l’énergie. À cet égard, dans l’intérêt de l’environnement, il faudrait aussi penser à un avocat pour représenter l’intérêt de ces ressources. Ce modèle semble particulièrement adapté pour les intérêts que défend le droit de l’environnement.

Le mode de nomination est intéressant aussi puisqu’il n’est pas nommé par l’organe dirigeant de la Commission des services publics, mais par le gouverneur de l’Etat, autrement dit la plus haute autorité politique du pays. Le mode de nomination est le suivant :

« (b) Le directeur de l’office est nommé par le gouverneur et exerce ses fonctions à titre amovible, sous réserve de confirmation par le Sénat. Le directeur se présente chaque année devant les commissions politiques appropriées de l’Assemblée et du Sénat pour rendre compte des activités de l’office. »

La responsabilité politique de l’Avocat est donc assez forte puisqu’il doit rendre compte de son action devant les organes parlementaires de l’Etat. La Californie prend en outre cette fonction au sérieux puisque l’Avocat public dispose de moyens importants en personnel pour mener son action et de moyens juridiques efficaces :

« (c) Le directeur élabore un budget pour le bureau qui est soumis à l’approbation finale du ministère des Finances. Conformément au budget approuvé, le bureau emploie du personnel et des ressources, y compris des avocats et d’autres membres du personnel de soutien juridique, à un niveau suffisant pour garantir que les intérêts des clients et des abonnés sont efficacement représentés dans toutes les procédures importantes. Le bureau peut employer les experts nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions. (…)

(e) Le bureau peut exiger la production ou la divulgation de toute information qu’il juge nécessaire à l’exercice de ses fonctions de la part de toute entité réglementée par la commission, à condition que toute objection à une demande d’information soit tranchée par écrit par le commissaire désigné ou par le président de la commission, s’il n’y a pas de commissaire désigné. »

Ce qui est clair pour revenir à la situation française, c’est qu’il n’y a pas d’avocat des intérêts diffus (des consommateurs) au sein des régulateurs (AMF, ARCEP, ART, etc.) et encore moins d’Avocat de l’environnement ou des ressources.

La France a du mal à faire de l’administration la représentante d’intérêts partiels — alors même que les intérêts diffus sont les intérêts de tous. L’image fausse de l’Administration qui représente l’intérêt général permet de cautionner, de légitimer la réalité inverse, à savoir que ce sont les intérêts les plus concentrés qui ont l’oreille de l’administration. L’idée de l’Avocat public correspond au besoin de créer du contradictoire dans l’action administrative, de créer une administration qui agit comme un contre-pouvoir dans une action publique. C’est aux antipodes de la tradition administrative française et pourtant, comme le montre l’image du procès, une bonne décision ne peut intervenir qu’après un débat contradictoire, c’est-à-dire ayant mis chaque partie à même d’avancer ses intérêts. L’Avocat public, en solvabilisant la défense des intérêts de tous, permet d’avancer dans l’action publique les intérêts les plus faibles, mais les plus importants. C’est une idée qui semble tout à fait intéressante pour développer une action administrative en phase avec la société.

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