Photographie de la terre prise de l'espace

En exigeant que l’Etat verse la somme record de 10 millions d’euros notamment au profit d’associations parce qu’il n’a pas respecté ses obligations en matière de qualité de l’air, le Conseil d’Etat aurait pu donner l’impression que celles-ci sont mieux placées que celui-là pour défendre l’environnement. Or, la décision du 4 août dite « Les Amis de la Terre » - parce qu’elle est basée sur le mécanisme de l’astreinte - a pour seul objet d’instaurer une pression sur l’Etat afin qu’il mette fin à ses carences. Il est donc clair que le juge ne considère pas que les associations sont mieux placées que l’Etat pour servir l’intérêt général et la défense de la qualité de l’air. Toutefois, la portée de cette décision ne saurait être négligée et il nous revient de constater, d’une part, que le rôle des associations va croissant dans le service de l’intérêt général et, d’autre part, que le garant ultime de l’intérêt général se révèle être non pas l’Etat mais son juge.

Saisi par l’association Les Amis de la Terre, le Conseil d’Etat avait, le 10 juillet 2020, prononcé une astreinte de 10 millions d’euros par semestre pour que l’État respecte ses obligations en matière de qualité de l’air (1) dans la mesure où celui-ci n’avait que partiellement respecté l’injonction contenue dans sa décision du 12 juillet 2017 (2). La décision du 4 aout 2021 procède à la liquidation de ladite astreinte (3) (4). Elle a été largement répercutée dans les médias compte tenu du montant de l’astreinte contre l’Etat qui est un record.

Cette décision s’inscrit dans le contexte plus général des contentieux climatiques (5) qui sont la source d’une certaine tension entre le Gouvernement et les juridictions (6). La particularité de ces contentieux est que leur efficacité juridique, et plus précisément leur caractère exécutable, dépend en grande partie de leur acceptabilité politique. En effet, dans la mesure où la personne condamnée est l’Etat, la question de l’exécution est délicate, celui-ci n’étant pas soumis au principe d’exécution forcée. En clair, il n’est pas possible d’envoyer un huissier contre l’Etat pour faire exécuter la décision de justice, ni saisir ses biens.

La question des injonctions et des astreintes à l’adresse de l’Etat n’est cependant pas nouvelle puisqu’elle a plus de 40 ans, mais son application au sujet de l’environnement et à propos d’un montant record d’astreinte de 10 millions d’euros lui confère une intensité particulière. Le Conseil d’Etat, pour éviter la critique liée au gouvernement des juges et permettre une acceptabilité politique, se contente le plus souvent de prendre au mot le gouvernement en lui demandant de rendre des comptes précis sur ces engagements internationaux ou par rapport aux lois. L’utilisation du mécanisme de l’astreinte à l’encontre de l’Etat soulève donc ce premier sujet lié à la nature même de l’Etat qui est à la fois la source du droit et qui est soumis au droit.

Le présent commentaire de la décision du 4 août 2021, Les Amis de la Terre, ne portera que sur une autre particularité de l’astreinte à l’encontre de l’Etat : il ne s’agit pas ici de réfléchir à l’efficacité de l’utilisation de l’astreinte pour contraindre l’Etat mais à l’affectation des sommes versées lorsque l’astreinte est prononcée contre l’Etat.

Plus précisément, la question de savoir si le Conseil d’Etat en exigeant que l’Etat verse la somme de 10 millions d’euros parce qu’il n’a pas respecté ses obligations en matière de qualité de l’air, considère que les bénéficiaires de cette somme sont mieux placés que l’Etat pour défendre la qualité de l’air.

L’objectif de l’astreinte est uniquement de forcer l’exécution

Il convient de rappeler que l’objectif de l’astreinte est uniquement de faire pression sur le débiteur pour qu’il exécute son obligation de faire. Il s’agit d’un mécanisme importé de la procédure civile et dont l’objet est ici de contraindre l’Etat à exécuter la décision de justice comme il lui appartient de le faire dans un Etat de droit.

L’astreinte n’est donc pas un moyen pour le juge de se substituer au Gouvernement dans sa politique en affectant les ressources de l’astreinte à des personnes qui serait plus capable que lui pour mettre en œuvre une politique. Le rapporteur public, Stéphane Hoynck, l’a mentionné explicitement : « La première chose que la décision que vous allez rendre n’est pas, c’est une forme de substitution au Gouvernement dans la politique de lutte contre la pollution de l’air qu’il doit mener de concert avec d’autres acteurs. Il ne s’agit pas pour le Conseil d’Etat, par la liquidation de l’astreinte au profit d’organismes publics ou privés, de prétendre assurer la bonne allocation budgétaire des ressources nécessaires à la réalisation d’une politique de lutte contre la pollution de l’air efficace ».

Le mécanisme de l’astreinte n’a pas non plus pour objet de promouvoir la participation des citoyens en tant que vigies de la démocratie ou gendarmes de la loi (7). A notre sens, le juge dépasserait ses compétences s’il devait ainsi détourner de sa fonction initiale le mécanisme de l’astreinte que le législateur lui a donné la possibilité d’utiliser.

L’affectation de l’astreinte doit rester un sujet collatéral

La question de l’affection des sommes issues de l’astreinte est une question dès lors secondaire. Selon le rapporteur public, « dans la finalité de l’astreinte, la répartition du montant liquidé est une question de second rang, ce qui compte d’abord est de renforcer le caractère coercitif de l’exécution. »  La principale question porte sur l’exécution par l’Etat de son obligation de faire. L’affectation de l’astreinte n’est donc pas le cœur du problème mais une question incidente ou collatérale soulevée par l’utilisation de ce mécanisme à l’encontre de l’Etat (8).

Le code de justice administrative prévoit que la juridiction a la faculté de décider qu'une fraction de l'astreinte liquidée ne sera pas versée au requérant mais affectée au budget de l'Etat (9). L’objectif de cette disposition est d'éviter un enrichissement indu du requérant. Il pourrait paraître en effet choquant que le requérant, à propos d’un sujet d’intérêt général, s’enrichisse du fait de la décision juridictionnelle (10). L’arrêt de 2020 mentionne déjà ce souci et le rapporteur public le rappelle également. Le montant de l’astreinte a été fixé à un montant suffisamment élevé afin d’avoir un effet sur le comportement de l’Etat mais il ne serait pas justifié qu’un tel montant soit alloué au requérant.

Le Conseil d’Etat décide donc d’allouer 100 000 euros au requérant initial, l’Association Les Amis de la Terre, « eu égard aux actions qu’ils conduisent en matière de lutte contre la pollution atmosphérique et d’amélioration de la qualité de l’air ».

Le reste de l’astreinte devrait en principe être affectée au budget de l’Etat comme mentionné ci-dessus en vertu du code de justice administrative. Or cette disposition ne trouve pas à s'appliquer lorsque l'Etat est débiteur de l'astreinte en cause. Celui-ci serait en effet débiteur de l’astreinte et bénéficiaire d’une fraction de celle-ci ce qui serait de nature à rendre moins efficace le mécanisme.

Conformément à une jurisprudence antérieure et récente (11), le Conseil d’Etat a donc prévu qu’il peut affecter cette fraction :

- à une personne morale de droit public disposant d'une autonomie suffisante à l'égard de l'Etat et dont les missions sont en rapport avec l'objet du litige, ou

- à une personne morale de droit privé, à but non lucratif, menant, conformément à ses statuts, des actions d'intérêt général également en lien avec cet objet.

L’affectation aux personnes morales de droit public

Dans cette affaire, le Conseil d’Etat affecte quasiment 90% de l’astreinte à des établissements publics dont les missions sont en rapport avec l'objet du litige, à savoir :

- l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), exerçant des actions notamment d’orientation et d’animation de la recherche, de prestation de services, d’information et d’incitation dans le domaine de la prévention et la lutte contre la pollution de l’air,

- le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA), exerçant des activités de conseil, d’assistance, d’études, de contrôle, d’innovation, d’expertise, d’essais et de recherche notamment dans le domaine de la qualité de l’air extérieur,

- l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), contribuant à assurer la sécurité sanitaire humaine, notamment dans le domaine de l’environnement et des risques liés à la qualité de l’air,

- l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS), ayant notamment pour mission de réaliser des études et des recherches permettant de prévenir les risques que les activités économiques font peser sur la santé des personnes, ainsi que sur l’environnement, parmi lesquels les risques liés à la qualité de l’air.

L’attribution de l’astreinte à des personnes morales de droit public a fait l’objet d’un certain nombre de critiques à l’issue de la décision de 2020 et dont fait état le rapporteur public. Ces critiques portent en en particulier sur le fait du financement public majoritaire des personnes morales de droit public bénéficiaires (12). L’Etat pourrait en effet, lors d’un « second tour » (13), décider de réduire les subventions à hauteur de la fraction de l’astreinte allouée à l’organisme public.

Cette affectation de l’astreinte par le Conseil d’Etat nous parait néanmoins compréhensible compte-tenu du souci du juge de s’assurer de l’acceptabilité politique de sa décision (14). En ce sens, le montant alloué à d’autres associations privées est faible et ciblé.

L’affection au profit d’associations

La fraction de l’astreinte non attribué au requérant et aux organismes de droit public l’est à d’autres personnes morales de droit privé, à but non lucratif, menant des actions d'intérêt général également en lien avec l’objet du litige.

Il s’agit donc d’un peu plus d’un million d’euro qui est attribué à des associations agréées de surveillance de la qualité de l’air, qui ont notamment pour missions de surveiller l’air et l’atmosphère, d’aider à l’évaluation des actions de lutte contre la pollution de l’air et de participer à des expérimentations en la matière (Air Parif, Atmo Auvergne Rhône-Alpes, Atmo Sud et Atmo Occitanie) (15).

Le rôle renforcé des associations comme vigies démocratiques

Le Conseil d’Etat en décidant ainsi de l’affectation de l’astreinte principalement à des organismes publics a évité l’effet d’aubaine que l’on aurait pu craindre pour ce type de contentieux médiatiques qui voit facilement augmenter le nombre de requérants venant se greffer à la cause (16). Finalement les 100 000 euros attribués au requérant initial ne paraissent pas démesurés concernant une affaire qui a donné lieu à une première décision juridictionnelle il y a déjà 5 ans. En suivant les conclusions de son rapporteur public, le Conseil d’Etat a également indirectement réaffirmé le principe selon lequel l’Etat reste le mieux placé pour mettre en œuvre les fonctions dont il a la charge (17). Cette décision est donc claire en ce sens.

Toutefois, il convient d’être attentif à la portée de cette décision, souvent qualifié d’historique par la presse, en particulier en raison du montant record de l’astreinte.

Tout en préservant la fonction essentielle de l’astreinte liée à la pression qu’elle produit sur le débiteur de l’obligation, le Conseil d’Etat reconnait un rôle particulier des associations : d’abord, en décidant d’une astreinte record à l’occasion d’un contentieux initié par une association et ensuite en allouant une fraction de l’astreinte à des associations (dont le requérant) dont on peut penser qu’elles feront un bon usage de cette somme pour préserver la qualité de l’air (18).

Notre droit reconnait fréquemment le rôle des associations dans le service de l’intérêt général et il ne s’agit donc pas d’une première (19). Toutefois, cette décision apporte une touche de plus dans la composition pointilliste de ce paysage où l’on voit s’affirmer l’idée selon laquelle l’Etat et le secteur public n’ont pas en charge l’intérêt général de façon exclusive. Cette décision peut également conduire à faire émerger un principe selon lequel le garant ultime de l’intérêt général se révèle être non pas l’Etat mais son juge. Ce principe nécessite certes un acte de foi dans le Droit.

Notes de bas de page :

(1) CE Ass., 10 juillet 2020, Association Les Amis de la Terre et autres, n° 428409

(2) CE,12 juillet 2017, Association Les Amis de la Terre France, n°394254

(3) CE,4 août 2121, Association Les Amis de la Terre et autres, n°428409

(4) Conformément à l’article L911-7 prévoit seulement que « En cas d'inexécution totale ou partielle ou d'exécution tardive, la juridiction procède à la liquidation de l'astreinte qu'elle avait prononcée ».

(5) En particulier, TA Paris, 3février 2021, Oxfam France et autres, n° 1904967 (L’Affaire du Siècle) et CE, 19novembre 2020, Grande Synthe, n°427301

(6) Précisons néanmoins que ces tensions ne sont en rien comparables avec les tensions crées par les décisions des juges judiciaires concernant des affaires pénales telles que la perquisition récente du bureau du ministre de la Justice.

(7) Ni de faire « faire condamner l’État pour financer la société civile » ;nous pensons en particulier à l’ambitieuse proposition esquissée par Thomas Perroud dans ce blog et citée(mais non retenue) par le rapporteur public : « Un fonds pour la  démocratie : exemples de solutions (II) », chemins-publics.org). A notre sens, une intervention règlementaire ou législative serait nécessaire pour mettre en œuvre la solution esquissée de façon efficace.

(8) En matière environnementale, le rapporteur public cite trois décisions dont une seule a donné lieu à liquidation (CE 27 juillet2016, Région Guyane, n° 396130 ; 18 mai 2018 Région Guyane, n° 396130)

(9) Article L. 911-8

(10) A noter que l’attribution de l’astreinte au requérant est parfois critiquée en procédure civile et qu’il peut l’être d’autant plus en procédure administrative en particulier lorsque le requérant se prévaut, comme c’est le cas dans la présente affaire, de sujets relevant de l’intérêt général.

(11) Citons le rapporteur public qui rappelle ce précédent : « Votre jurisprudence d’assemblée a déjà connu un cas d’application, s’agissant d’un refus persistant de prendre un décret d’application dans le domaine du handicap, dans une décision  du 21 mai 2021 (n°383070 Assante et ANPIHM) où l’astreinte a été liquidée pour un montant  de 93400 euros, dont 3000euros seulement pour le requérant personne physique,22 600 pour  l’autre requérant, l’Association nationale pour l’intégration des personnes handicapées  moteurs, le reliquat, soit environ 75% de l’astreinte, étant attribué la fondation MMA Solidarité, abritée par la Fondation de France, pour le financement d’équipements destinés à  faciliter les loisirs et la pratique du sport par les personnes handicapées ».  L’arrêt commenté reprend ainsi le considérant de principe de l’arrêt mentionné du 21 mai 2021. A noter toutefois, que le communiqué de presse du Conseil d’Etat présente l’affaire des Amis de la Terre comme une première, ce qui est vrai en matière environnementale : « Il juge pour la première fois que, si l’État ne prenait pas les mesures nécessaires dans le délai imparti, cette somme pourrait être versée non seulement aux associations requérantes mais aussi à des personnes publiques disposant d’une autonomie suffisante à l’égard de l’État et dont les missions sont en rapport avec la qualité de l’air ou à des personnes privées à but non lucratif menant des actions d’intérêt général dans ce domaine. ».

(12) Voir, Droit administratif -Chronique par Gweltaz Eveillard La Semaine Juridique Edition Générale n°51, 14 décembre 2020, doctr. 1430 ; Une exécution sommaire– Clément Malverti – Cyrille Beaufils – AJDA 2020. 1776  

(13) Le mot est utilisé par le rapporteur public, Stéphane Hoynck.

(14) L’acceptabilité politique est expressément une préoccupation du vice-Président du Conseil d’Etat ainsi qu’il l’a mentionné en introduction du colloque « Regards croisés du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation » du 21 mai 2021 portant sur « L’environnement: les citoyens, le droit, les juges », disponible sur le site du Conseil d’Etat (texte écrit en collaboration avec Guillaume Hallard).

(15) Il pourra être utile, dans quelques mois, de dresser un état des lieux comparatif de l’utilisation de ces sommes et des actions respectives conduites par l’Etat, les établissements publics et associations bénéficiaires : comment l’Etat s’est-il adapté au paiement de l’astreinte (redéploiement de crédit, …) ? Comment les bénéficiaire sont-ils utilisé ces sommes ? Ces bénéficiaires sont-ils à l’abri de critiques parfois faites à l’Etat (gaspillages, mauvaises orientations éventuellement sous contrainte politique...) ? Enfin, est-il possible de savoir lesquels ont été les plus efficaces ?

(16) Dans le présent contentieux, 55 requérants qui se sont greffés sur la cause ont été déclarés recevables.

(17) Le rapporteur public l’a clairement affirmé : « l’affectation du surplus au budget de l’Etat étant la meilleure garantie d’un bon usage des sommes en cause ».

(18) Citons le rapporteur public : « Lorsque l’affectation [au budget de l’Etat] est proscrite, et toujours dans le but d’assurer à l’astreinte sa fonction de contrainte, ne pourrait-on pas concevoir que le juge aurait la faculté de prévoir que la part non versée au requérant puisse l’être à un tiers, dont il peut estimer qu’il fera un meilleur usage de cette somme ? ».

(19) Pensons notamment aux déductions fiscales dont peuvent faire bénéficier les dons aux associations reconnues d’utilité publique mais également à l’ouverture large du contentieux aux associations.

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