Photographie d'un autotest de dépistage du covid

Lorsque la Covid-19 a fondu sur la France, personne n’était vraiment prêt à l’affronter, techniquement et surtout psychologiquement. Chacun se souvient de l’effroi qui a saisi le pays et d’une sorte de sidération générale. Le président de la République n’avait-il pas dit que nous étions « en guerre » ? Sur le plan juridique, certains avaient même imaginé la mise en œuvre de l’article 16 de la Constitution. En réalité le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels n’a jamais été interrompu.

Avec un peu de recul (partiel car l’épidémie n’est pas terminée au moment où ces lignes sont écrites), un juriste paisible et optimiste pourrait se dire qu’après tout, les procédures ordinaires ont fonctionné presque normalement. La considérable production normative suscitée par la crise sanitaire a emprunté les voies habituelles : le parlement a légiféré (dix fois) et enquêté ; le législateur délégué a produit des dizaines d’ordonnances ; des centaines de textes réglementaires ont été publiés. Au niveau national, ils se sont rapidement ordonnés en deux séries cohérentes : des décrets du Premier ministre pour les mesures concernant la population et des arrêtés du ministre de la santé pour celles qui concernent le système de santé. Le droit au juge n’a jamais été menacé. Le Conseil constitutionnel a été saisi et a statué conformément à sa routine. Le juge administratif a traité, à ce jour, près d’un millier de décisions, la plupart en référé, selon la procédure usuelle. Le juge judiciaire ne s’est pas prononcé mais seulement parce qu’il n’est pas compétent pour annuler des mesures de police administrative. Hormis le Conseil scientifique, il n’a pas été nécessaire de créer des Administrations ad hoc. Les institutions et services ordinaires ont rempli leur rôle, parfois en mode dégradé par le télétravail. C’est notamment vrai du ministère de la santé, des agences régionales de santé, et des agences sanitaires nationales, en particulier celles qui sont en première ligne (Santé publique France, l’Agence nationale de sécurité de médicaments et des produits de santé, la Haute autorité de santé). Bien sûr, la loi du 23 mars 2020 a créé et instauré un nouvel état d’urgence sanitaire, mais c’est avant son adoption que le premier confinement avait été ordonné sur le fondement de la loi de 2007 relative aux menaces sanitaires graves et sur celui de la bonne vieille théorie des circonstances exceptionnelles.

Cette vision sereine d’un Etat de droit qui aurait fonctionné ordinairement n’est pas fausse juridiquement. Elle montre en tout cas que le droit français en général et le droit de la santé (par nature « programmé » pour faire face aux urgences médicales et sanitaires) en particulier n’étaient pas entièrement désarmés face au le coronavirus. Mais chacun sait que les choses se sont en vérité passées extraordinairement.

Il ne pouvait en être autrement dans des circonstances elles-mêmes extraordinaires à tous égards : la gravité de la maladie, qui a affecté tout le territoire métropolitain et d’Outre-mer et bouleversé tous, absolument tous les aspects de la vie personnelle, familiale, sociale, économique (bien plus encore qu’une menace terroriste, une crise économique, ou une catastrophe locale) ; l’urgence qu’il y avait à agir face au nombre des victimes et à la saturation du système de santé ; l’extrême versatilité de la situation sanitaire et hospitalière, d’un moment ou d’un lieu à l’autre. Elle a induit celle des mesures, que nous avons eu (et avons toujours) bien du mal à suivre. Ce sera d’ailleurs l’une des leçons à tirer de la crise : quelle est la politique la plus efficace, la moins liberticide et la plus acceptable par l’opinion publique ? Des mesures nationales et uniformes, faciles à comprendre et donc à respecter, mais qui peuvent être inadaptées aux situations locales et donc critiquées par les habitants des zones temporairement épargnées (comme ce fut le cas au début de l’épidémie) ? Ou des mesures adaptées dans le temps et l’espace aux réalités territoriales (mais à quel niveau : la rue, le quartier, la commune, le département … ?) mais peu lisibles, mouvantes, donc difficilement respectées et de surcroît, aisément ressenties comme inégalitaires (comme ce fut de plus en plus le cas, avec un rôle accru des préfets). Mais le fond des mesures n’est pas mon propos.

Le plus extraordinaire à mes yeux et le plus difficile pour les décisions publiques était l’incertitude scientifique totale au début, toujours forte aujourd’hui, dans lesquelles elles devaient être prises. Le processus d’expertise normalement destiné à les éclairer ne pouvait fonctionner, par manque de temps, de connaissances et de stabilité de ces dernières : les « données acquises de la science » n’existaient pas envers la Covid-19. Et pourtant, la communauté scientifique mondiale s’est mobilisée avec une rapidité et une efficacité elles aussi extraordinaires, et selon des procédés dérogeant à ses usages : multiplication des « pré-print » dans les plus grandes revues et des études purement observationnelles (dont le professeur D. Raoult s’était fait en France le chantre controversé), essais de médicaments et de vaccins selon une méthode accélérée … C’est au vu de ces connaissances et précaires et incertaines que les autorités publiques doivent agir. A chaque fois, leur choix comporte inévitablement une sorte de pari, dont comme toujours, personne ne leur sait gré s’il s’avère gagnant mais que tous leur reprochent si il est perdant. De fait les critiques souvent fondées, parfois excessives n’ont pas manqué !

Dès lors que le processus normal d’expertise ne pouvait être suivi, les « expertises Covid » ont emprunté des voies inhabituelles. Le président de la République s’est beaucoup appuyé sur les avis du Conseil scientifique, qui ont éclipsé, au moins dans un premier temps, ceux des instances habituelles. Il s’en est souvent écarté. Il est vrai qu’ils offraient le plus souvent des hypothèses, des scenarii et des préconisations alternatives. Se vérifie ainsi ce que j’avais observé dans le rapport que j’ai remis en janvier 2020 à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (L’expertise publique. Santé, environnement, alimentation – Agences membres du Comité d’animation stratégique du système d’agences) : sur des dossiers techniques (sur les qualités d’un produit ou d’un procédé par exemple), le donneur d’avis est très généralement le décideur non pas en droit mais de facto, car son opinion contient déjà la décision qui suivra. Il en va autrement en matière de bioéthique (le Comité consultatif national d’éthique ne cristallise pas la décision politique) et comme avec la Covid-19, lorsque les meilleurs experts sont divisés et que les connaissances sont insuffisantes : en ce cas, l’autorité qui statue prend seule la décision, non pas seulement en la forme, mais au fond.    

Pour montrer qu’ils s’appuyaient autant que possible sur des faits, les auteurs des décrets et arrêtés liés à la Covid-19 les ont motivés avec un soin particulier. De même, le Conseil d’Etat a spécialement développé la motivation de ses décisions en référé et au fond avec le rappel minutieux de la situation sanitaire et des connaissances à la date de la décision attaquée. Par exemple, sa décision n° 439764 du 28 janvier 2021 comporte une longue revue de la littérature mondiale et des données disponibles à chacun des moments où la prescription d’hydroxychloroquine à des patients souffrant de la Covid-19 a été autorisée puis interdite. Les expertises scientifiques ont remplacé les expertises judiciaires pour fonder la décision.

Dès le début de l‘épidémie, une autre voie extraordinaire d’expertise a été suivie : le déferlement d’experts titulaires de titres universitaires et scientifiques prestigieux (dont des membres du Conseil scientifique) sur les chaines d’information continue. Il entendait peut-être pallier les limites de l’expertise publique et le ralentissement du débat démocratique. C’est raté ! Pris au piège d’un exercice qu’ils ne maîtrisaient pas, les experts médiatiques ont surtout étalé leurs péremptoires ignorances et leurs divisions. Je crains que l’opinion publique en ait tiré des conclusions très défavorables aux expertises, affectant même les expertises officielles et les décisions publiques consécutives. Le crédit accordé par certains aux fake news diffusées sur les réseaux sociaux témoigne de la perte de crédibilité des expertises publiques, qui étaient déjà en mauvaise posture pour les raisons analysées dans mon rapport précité, lequel essaie de proposer des remèdes pragmatiques.

Et la démocratie dans tout cela ? Elle a souffert ! Conforme au tempérament du président de la République (est-ce par fidélité à sa métaphore guerrière initiale qu’il prend ses décisions en Conseil de défense ?) et de toute manière classique en temps de crise, la « verticalité » du pouvoir a été accentuée, non sans efficacité (le « quoiqu’il en coûte » a donné de bons résultats ; chaque intervention de M. Macron a suscité une vague de vaccinations, sauf la dernière sur les non-vaccinés.) mais au prix de l’érosion du débat public. La « démocratie sanitaire » a été mise entre parenthèses : les associations de patients sont muettes ou inaudibles (mais il n’existe pas à ma connaissance d’association de malades de la Covid). La démocratie locale a été mise sur la touche, avec l’accord du Conseil d’Etat fidèle à sa jurisprudence sur le caractère exclusif de la police spéciale nationale de la sécurité sanitaire ; au demeurant sur quelle expertise scientifique propre les collectivités territoriales auraient-elles pu s’appuyer ? Mais l’une des leçons à tirer portera sur leur rôle en temps de crise sanitaire.

A été également extraordinaire, la disparition d’un thème qui est pourtant un « classique » du débat démocratique en matière de santé et d’expertise publique sanitaire, environnementale et alimentaire :  celui des conflits d’intérêts, que presque personne ne brandit, pour le moment du moins.

Quand l’ordinaire reviendra et que l’on se préparera à un nouvel extraordinaire, il faudra s’interroger sur la réconciliation de la démocratie avec la crise. Et reprendre à la lumière de celle-ci la rénovation de l’expertise publique.

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