Photographie d'un homme marchant dans la rue

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Le 30 novembre 2023, la Cour d'appel de Bruxelles a rendu son arrêt dans l'Affaire climat, pendant belge de l’affaire hollandaise Urgenda. Le prononcé est clair, et confirme partiellement le jugement rendu en première instance : les autorités publiques belges (1) - à l’exception cette fois de la Région wallonne -, sont condamnées pour violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et pour fautes commises au sens des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil belge (responsabilité extracontractuelle), en raison de leurs manquements en matière de lutte contre le réchauffement climatique. L’originalité de l’arrêt de la Cour d’appel par rapport au jugement de première instance réside dans l’injonction dont est assortie cette condamnation. Les juges d’appel somment en effet les autorités condamnées à prendre les mesures appropriées pour réduire le volume global de leurs émissions annuelles de gaz à effet de serre (GES) d’au moins 55% en 2030 par rapport à 1990. Le tribunal de première instance avait, pour sa part, refusé d'imposer de tels objectifs contraignants de réduction des émissions de GES, au motif que l'imposition de tels objectifs aurait violé le principe de la séparation des pouvoirs.

Avant d’entrer dans le détail (B) et l’analyse (C) du raisonnement qui a mené les juges d’appel à infirmer cette position du premier juge, quelques indications sur le contexte de l’affaire s’imposent (A).

A.   Contexte et enjeux du litige porté devant la Cour

En 2015, l’ASBL Klimaatzaak (« affaire climat » en néerlandais), ainsi que près de 60 000 citoyens (2), introduisent une action en justice contre l’État belge (l’Autorité fédérale), la Région wallonne, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale. Ces trois régions sont des entités fédérées belges qui disposent chacune de leviers législatifs et exécutifs en matière de lutte contre le réchauffement climatique, en raison de leurs compétences en matière d’environnement ou d’énergie par exemple. Par leur action, les demandeurs sollicitaient du tribunal de première instance de Bruxelles qu’il constate la violation par ces autorités des articles de la CEDH et de l’ancien Code civil belge précités. Les requérants demandaient également que le tribunal ordonne à l’État belge et aux trois régions de prendre les mesures nécessaires pour diminuer les émissions de GES émises en Belgique de 48% en 2025 (ou, à tout le moins, de 42%), de 65% en 2030 (ou, à tout le moins, de 55%), et de 100% en 2050 (3). L’action visait enfin à obtenir du tribunal qu’il surveille le respect des objectifs qui seraient ainsi assignés aux pouvoirs publics et que des astreintes soient prononcées pour garantir le respect de la décision du tribunal.

Dans son jugement du 17 juin 2021, le juge de première instance a partiellement donné raison aux requérants. Celui-ci a conclu que les quatre entités avaient violé les articles de la CEDH et du Code civil invoqués en ne prenant pas de mesures suffisantes pour lutter contre le réchauffement climatique. Toutefois, le tribunal a refusé, sur la base du principe de séparation des pouvoirs, d'imposer des objectifs chiffrés contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre, et donc de surveiller le respect de tels objectifs par les autres pouvoirs. Tant les parties demanderesses que défenderesses ont fait appel de ce jugement de 2021.

B.    La Cour peaufine son rôle de chien de garde de l’effort climatique

L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 30 novembre 2023 qui s’en est suivi réforme le jugement de première instance sur deux points clés.

Premièrement, s’il confirme la condamnation à charge de l’Etat belge, de la Région flamande et de la Région de Bruxelles-Capitale, il absout cette fois la Région wallonne. La Cour a en effet considéré que le respect par cette dernière des objectifs climatiques suffisamment ambitieux qu’elle s’était fixée pour 2020 (réduction de 30% d’émissions de GES) ainsi que l’inscription dans un projet de norme législative régionale – appelée décret en droit belge – de l'objectif de réduction de 55 % pour 2030, permettent de constater que cette Région ne viole pas les articles 2 et 8 de la CEDH, et que celle-ci n’a pas commis de faute au sens des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil belge.

Deuxièmement, la Cour d'appel, contrairement au tribunal de première instance, a imposé aux parties condamnées un objectif minimum contraignant de réduction des émissions de GES, sous la forme d'une injonction quantifiée (réduction de 55% d’ici 2030). Le raisonnement qui sous-tend cette injonction de la Cour est exemplaire à plusieurs égards, raison pour laquelle il convient de s’y attarder.

Dans un premier temps, la Cour offre une analyse fouillée, que nous ne détaillerons pas ici, des obligations positives de la Belgique au regard des articles 2 et 8 de la CEDH. Elle conclut que, suivant ces articles, la Belgique a l’obligation de prendre les mesures opérationnelles préventives pour préserver la vie des individus et leur droit au respect de la vie privée et familiale. Appliquant cette analyse au contexte climatique, la Cour cherche à établir un seuil de réduction minimum des émissions de GES, en-deçà duquel les obligations découlant des articles 2 et 8 de la CEDH ainsi que des articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil doivent être considérés comme ayant été violées par la Belgique pour la période 2021-2030. Pour déterminer où se situe ce seuil, la Cour ne se fonde pas sur les obligations à charge de l’Etat belge édictées par l’Union européenne ou au niveau international, mais sur l’état des connaissances établi par « la meilleure science climatique disponible » (p. 100 de l’arrêt), et sur les consensus politiques existant au niveau national, européen et international. La Cour considère en effet – et c’est un apport important de l’arrêt – que les obligations européennes et internationales contraignantes à charge de la Belgique sont insuffisantes pour rencontrer le risque d’un réchauffement climatique dangereux. Le respect de ces obligations par les autorités belges ne suffit donc pas pour empêcher une violation des dispositions précitées.

Dès lors, faute de se référer aux objectifs juridiques contraignants pour la Belgique au regard du droit européen et du droit international, la Cour cherche à établir un seuil de réduction minimum des émissions de GES applicable à la Belgique sur la base d’un relevé de la littérature scientifique disponible (rapports du GIEC, notamment l’AR6 ; étude du professeur Joeri Rogelj du Grantham Institute), de différents rapports politico-juridiques traitant du réchauffement climatique (communication du 17 septembre 2020 de la Commission européenne ; avis du 15 juin 2023 du conseil facultatif de l’Union européenne sur le réchauffement climatique), et de la loi européenne sur le climat, qui atteste d’un consensus européen autour du seuil de réduction que la Cour va finalement retenir. Elle conclut sur la base de ces différentes sources qu’une réduction de 55% des émissions de GES d’ici 2030 constitue le « minimum minimorum » (p. 105 de l’arrêt), soit le seuil en-deçà duquel les dispositions en cause doivent être considérées comme violées.

Le seuil critique retenu par la Cour se situe en-dessous de celui préconisé par Klimaatzaak, qui plaidait pour une réduction de 81%, ou à tout le moins de 61% des émissions d’ici 2030. Le choix d’un seuil plus modeste est, explique la Cour, fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs. La Cour admet en effet qu’au regard de ce principe, seul peut être retenu un objectif de réduction qui serait le minimum admis par la meilleure science climatique, soit l’objectif le moins contraignant pour l’Etat belge, mais qui permettrait néanmoins de ne pas porter atteinte au droit à la vie et à la vie privée et familiale des personnes sous sa juridiction, ni de leur causer un dommage. Faute, néanmoins, pour la Belgique et, plus précisément, pour l’Etat fédéral, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale de s’inscrire dans le respect de ce seuil minimum à l’horizon 2030, la Cour juge que les articles 2 et 8 de la CEDH, ainsi les articles 1382 et 1383 de l’ancien Code civil belge sont violés par les autorités concernées. Le respect de ce seuil de réduction de 55% constitue en effet, aux yeux de la Cour, un objectif non-négociable : sous ce seuil, il n’y a, selon les mots de la Cour, « plus lieu d’opérer des arbitrages avec d’autres intérêts tels que, par exemple, la préservation de la cohésion sociale ou de la croissance économique » (p. 124 de l’arrêt, faisant directement référence aux conclusions de l’Etat belge) – notons que c’est un raisonnement que préconisait Jean-Bernard Auby sur ce même blog.

Ces manquements établis, la Cour d’appel de Bruxelles rappelle qu’il est largement admis que les juridictions - qui ont le pouvoir tant de prévenir que de réparer toute atteinte illicitement portée à des droits subjectifs par les autorités publiques -, peuvent sans violer le principe de séparation des pouvoirs, ordonner à l’administration des mesures qui mettent fin à cette atteinte. Elle relève cependant que « les mesures ainsi ordonnées ne peuvent pas priver l’autorité publique du choix des mesures à mettre en œuvre pour parvenir au résultat ordonné » (p.142 de l’arrêt). Se frayant un chemin entre ces deux enseignements, la Cour juge qu’une injonction formulant un objectif de résultat sans se prononcer sur les moyens, et qui viserait à remédier aux atteintes illicites aux droits individuels constatées, ne serait pas contraire au principe de la séparation des pouvoirs. Or, pour empêcher que ces atteintes se perpétuent, constate la Cour, il n’existe pas de mesure plus adéquate que la réduction au minimum de 55% - seuil mis en exergue lors de l’examen des moyens -, des émissions de GES au départ du territoire belge. Ce qui mène la Cour à formuler, à destination des autorités belges condamnées, une injonction de ne pas franchir ce seuil minimum à l’horizon 2030.

C.   La meilleure science disponible comme boussole pour une intervention calibrée du juge en matière climatique

Le dispositif prononcé par la Cour d’appel de Bruxelles renforce ainsi le contrôle exercé par le pouvoir judiciaire sur les parlements et gouvernements belges en matière climatique. En prononçant une telle injonction aux pouvoirs législatifs et exécutifs, qui leur soustrait une part de leur faculté de délibération sur les buts à poursuivre, la Cour d’appel de Bruxelles semble donner vie, de manière assez frappante, à certains principes philosophiques posés par Aristote il y a plus de 2000 ans.

Dans le livre VI de l’Ethique à Nicomaque, Aristote différencie en effet deux parties de l’âme humaine, la partie « délibérante » qui « nous fait considérer ce qui peut être autrement » et la « partie scientifique » qui permet, elle, d’appréhender « le genre de réalités dont les principes ne peuvent être autrement » (4). Le philosophe grec poursuit en affirmant que lorsqu’est en jeu la question de « ce qui est bon pour l’humain et utile » (5), la « partie scientifique » de l’être humain est impuissante. Il remarque qu’inversement, « personne ne délibère des choses qui ne peuvent être autrement » (6). Partant, l’enjeu dans une démocratie semble être de distinguer ce qui peut être autrement et doit être soumis à la délibération citoyenne ou politicienne, de ce qui ne peut être autrement et doit être laissé à la démonstration scientifique. La mobilisation par la Cour de nombreux rapports scientifiques pour identifier le seuil en deçà duquel il n’y a plus lieu de délibérer sur les buts à poursuivre en matière climatique, fait œuvre remarquable de cette distinction.

Si l’on garde à l’esprit cet apport d’Aristote, plutôt que de constituer « un recul de la démocratie » comme l’affirment certaines figures politiques belges, qui ont déjà décidé d’introduire un pourvoi en cassation contre cet arrêt, ce dernier semble davantage renforcer les fondements de cette démocratie. En effet, suivant Aristote, pour être réelle, la délibération démocratique doit nécessairement s’appuyer sur les connaissances de ce qui ne peut être autrement, émanant, en l’occurrence, des rapports scientifiques. Alain Supiot confirme en un sens, près de 2000 ans plus tard, cette interprétation. D’après lui, la souveraineté démocratique ne peut s’affirmer comme telle que moyennant l’intériorisation de sa propre limite (7). Reconnaître une limite aux pouvoirs législatifs et exécutifs est donc justement constitutif de leur souveraineté : « Le souverain est celui qui, étant capable de trouver la limite en lui, jamais ne se heurte à une limite extérieure à lui. Car à l’inverse, celui qui cède à l’hubris de sa puissance, faute de se limiter lui-même, trouvera nécessairement sa limite hors de lui » (8). Reste à voir si la Cour de cassation fera droit, avec la même sagesse que la Cour d’appel, à cette limite, évitant de la sorte de se heurter brutalement aux limites planétaires.

Notes de bas de page :

(1) Soit l’Autorité fédérale, la Région flamande et la Région de Bruxelles-Capitale.

(2) 82 arbres menacés par le changement climatique ont également demandé à intervenir dans la procédure. Cette demande d’intervention volontaire n’a cependant pas été jugée recevable. Selon la juge, « dans l’état du droit positif belge, les arbres ne sont pas des ‘sujets de droits’, c’est-à-dire des êtres aptes à avoir et exercer des droits et obligations » (p. 56 du jugement). Ils n’ont donc pas qualité pour former une demande en justice.

(3) Ces chiffres ont été mis à jour en appel : Klimaatzaak demande que la Cour ordonne à l’État belge et aux trois régions de prendre les mesures nécessaires pour diminuer les émissions de GES émises en Belgique de 81% en 2030 (ou, à tout le moins, de 61%).

(4) Ethique à Nicomaque, VI, 1139a 5.

(5) Ibid., 1140a. 25.

(6) Ibid.,1140a. 35.

(7) A., SUPIOT, « La souveraineté de la limite », Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil (dir.) A. SUPIOT, Collège de France, 2019.

(8) Ibid.

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