Photographie de la terre avec des zones de chaleur

C’est dans les moments de crise que peuvent se révéler les qualités insoupçonnées d’un ordre juridique et de ses institutions, mais aussi ses principales faiblesses. Incontestablement, la crise sanitaire que nous traversons a mis en lumière un certain nombre de dysfonctionnements dans l’articulation entre décision publique et expertise, parmi lesquels figure l’usage qui a été fait de la technique de l’étude d’impact des projets de texte.

Existe-t-il un instrument plus adapté que l’étude d’impact pour accompagner la prise de décision publique dans le cadre de la gestion d’une crise sanitaire ? Parce qu’elle est censée rendre compte de façon méthodique des différentes options envisagées à la lumière de leurs incidences respectives, l’étude d’impact favorise l’adoption des mesures les plus pertinentes au regard des objectifs poursuivis. Parce qu’elle peut être consultée en ligne par n’importe quel internaute, l’étude d’impact renforce la crédibilité d’un responsable politique en témoignant de la rigueur des analyses qu’il a conduites avant de rendre public son arbitrage. Passé le délai durant lequel le Gouvernement a dû, dans la précipitation, prendre des mesures destinées à parer au plus pressé, il était permis d’espérer que la technique l’étude d’impact serait largement sollicitée. Or, d’étude d’impact il n’y a pas eu, ou si peu.

Un cadre juridique adapté

Un regard distrait porté sur notre ordre juridique laisse penser que la France figure parmi les régimes politiques qui se sont largement acclimatés à la technique de l’étude d’impact des projets de texte. S’agissant des projets de loi, l’obligation de réaliser une telle étude est inscrite à l’article 39 alinéa 3 de la Constitution. Par renvoi à une loi organique adoptée le 15 avril 2009, le Gouvernement est tenu de présenter un document rendant compte, « notamment », des « objectifs poursuivis par le projet de loi », des « motifs » du recours à celui-ci et des « options possibles en dehors de l’intervention de règles de droit nouvelles ». Le document doit également exposer « avec précision » les incidences juridiques, économiques, financières, sociales et environnementales du projet, ainsi que les coûts et bénéfices attendus en indiquant la méthode de calcul retenue [1]. Dans le prolongement de la loi organique du 15 avril 2009, un décret du 7 mai 2015 et trois circulaires primo-ministérielles du 17 juillet 2013, du 12 octobre 2015 et du 2 mai 2016 ont prévu la réalisation d’études d’impact allégées (appelée « fiches d’impact » ou « évaluations préalables ») pour les ordonnances et certaines catégories de décrets et arrêtés [2]. À l’instar des programmes de travaux, d’aménagements ou d’ouvrage régis par le code de l’environnement ou par le code de l’urbanisme, une part significative de textes gouvernementaux doit donc faire l’objet d’une étude d’impact.

En considération de ce cadre juridique, tout portait à penser que le Gouvernement solliciterait massivement la technique de l’étude d’impact durant la crise. La situation sanitaire, dominée par l’incertitude, exigeait de mener des évaluations multifactorielles rigoureuses. Les données à prendre en considération, aussi diverses que nombreuses, imposaient de conduire des analyses coûts-bénéfices précises tenant compte, notamment, du degré d’atteinte portée à certains droits et libertés sur le fondement du droit à la santé, de l’efficacité escomptée des mesures de lutte contre la propagation du virus ou encore de leurs incidences économiques, sociales, psychologiques et administratives.

Un cadre juridique négligé

Or, un peu plus d’un an après le début de la crise sanitaire, le constat est sans appel. Le Gouvernement n’a pas jugé utile d’utiliser les mécanismes d’étude d’impact des projets de texte prévus dans l’ordre juridique français. Certes, le projet de loi d’urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, de même que les textes législatifs ayant prolongé l’état d’urgence sanitaire, ont formellement fait l’objet d’une telle étude. En les consultant le lecteur y apprendra, par exemple, que « [l]’état d'urgence sanitaire peut conduire à imposer des mesures d’hygiène ou de comportement comme la distanciation sociale ou d’autres mesures dites barrières » [sic]. S’agissant de l’impact à proprement parler des dispositions législatives habilitant le Premier ministre à prendre par décret des mesures restreignant considérablement la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion, le document se borne à exposer, pour l’essentiel, les intentions qui animent l’auteur du projet de loi.

À défaut de figurer dans les études d’impact des initiatives législatives, il était permis d’espérer que les évaluations des projets de décrets et d’arrêtés pris sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire seraient présentées ultérieurement, au moins dans une forme allégée. Dans ce sens, aux termes de l’article 8 du décret du 7 mai 2015 portant charte de la déconcentration, les projets de texte réglementaire « ayant des conséquences sur les missions et l’organisation des services déconcentrés de l’État » doivent être accompagnés d’une fiche d’impact [3]. Une circulaire primo-ministérielle du 12 octobre 2015 prévoit, quant à elle, la réalisation d’une « évaluation préalable » pour les projets de textes réglementaires applicables aux collectivités locales et d’une « fiche d’impact » pour les projets de textes réglementaires ayant un impact significatif sur les entreprises et le public [4]. Pour des motifs qu’il serait intéressant d’élucider, le Gouvernement n’a pas estimé nécessaire de se conformer à ces dispositions.  

En première analyse, il est tentant de ne pas surestimer la gravité de cette méconnaissance, en considérant que la démarche d’étude d’impact demeure un exercice purement formel. Il n’est pas exclu, cependant, que cette situation soit le révélateur d’un  dysfonctionnement substantiel. Deux hypothèses sont envisageables. Soit l’absence d’étude d’impact constitue le témoignage d’un déficit en matière d’expertise publique. Autrement dit, le Gouvernement se trouverait dans l’incapacité de collecter, rassembler, structurer et hiérarchiser des données objectives concernant la situation sanitaire lorsqu’il s’apprête à réglementer. Soit l’absence d’étude d’impact résulte d’un choix délibéré. Bien qu’il soit en possession d’évaluations et d’analyses coûts-bénéfices précises, le Gouvernement n’entend pas les retranscrire dans un document mis à la disposition du public. Que le défaut d’étude d’impact traduise un déficit en matière d’expertise ou un déficit en matière de transparence, la crise sanitaire vient nous rappeler combien, en ce domaine, les marges de progression du Gouvernement sont importantes.


[1] Décret n° 2015-510 du 7 mai 2015portant charte de la déconcentration, JORF du 8 mai 2015, texte n° 23 ;Circulaire du 17 juillet 2013relative à la mise en œuvre du gel de la réglementation, JORF du 18 juillet 2013, texte n° 2 ; Circulaire n° 5817/SG du12 octobre 2015 relative à l'évaluation préalable des normes et à la qualité du droit, 3 p. ; Circulaire n° 5857/SG du 2 mai 2016 relative à l'évaluation de l'impact sur la jeunesse des projets de lois et de textes réglementaires, 2 p.

[2] Loi organique du 15 avril 2009relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, article 8, JORF du 16 avril 2009, p.6528.

[3] Ibid.

[4] Op. Cit. 

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