Il n’y a pas de démocratie active sans société civile forte. Les propositions que nous formulons ici visent à trouver des moyens pour financer un fonds pour la démocratie, qui ne serait pas lié à l’État. Dans un premier papier, nous avons tenté d’élaborer les fondements théoriques, démocratiques de l’empowerment de la société civile afin de lui permettre de jouer son rôle de contre-pouvoir. Dans un second temps, nous essayons d’élaborer les solutions concrètes de financement.
Les propositions pour revitaliser notre démocratie ne manquent pas. Parmi les contributions les plus notables, Julia Cagé s’est intéressée au financement de la démocratie. Ses propositions concernent cependant uniquement le financement du jeu politique. La démocratie est en effet, comme elle l’affirme, « gangrenée par l’argent » (p. 287). La mise en place d’un chèque démocratique pourrait permettre d’égaliser ou plutôt de démocratiser le financement de la vie politique, pour l’instant capturé par des intérêts puissants. Cette solution ne s’intéresse cependant pas à la société et au financement des contre-pouvoirs sociaux. Contrairement à ce que la tradition politique française tend à considérer, la démocratie ne se limite pas à la légitimation des pouvoirs de l’État, elle implique aussi des contre-pouvoirs sociaux puissants. Or, la vitalité de la société civile et donc de la démocratie ne peut être assurée que par des corps intermédiaires dynamiques dont le financement est crucial.
Plusieurs arguments plaident en faveur d’un renforcement de la société civile. D’une part, le principe d’égalité politique impose à l’État de mettre les intérêts faibles au même niveau que les intérêts forts dans la compétition politique. D’autre part, l’État a changé de lui-même le rôle de la société en l’impliquant de plus en plus dans les politiques publiques, notamment dans le cadre des privatisations. Renforcer la société civile implique dans ce cadre de développer notamment ses capacités de contre-expertise.
Pour reprendre le questionnement de Charles Girard : « La délibération démocratique aggrave-t-elle les effets politiques des inégalités sociales » (Délibérer entre égaux, Vrin 2019, p. 228). Il montre en effet que la délibération publique met cruellement en évidence les inégalités des citoyens face aux ressources spécifiques qui donnent du poids dans la délibération (maîtrise du discours, éducation, information, autorité sociale). Les politiques publiques sont précisément des domaines « gravement inégalitaires », ce qui « empêche toute délibération véritablement démocratique » (ibidem, p. 230 ; McCarthy et Zald, 1977). Comme l’a dit avec beaucoup d’esprit Schattschneider en 1960 « le défaut du paradis pluraliste réside dans le fait que le chœur pluraliste chante avec un fort accent bourgeois ». Entre une entreprise pharmaceutique, les GAFA, et le public, l’asymétrie est radicale. Faut-il pour autant, comme le proposent certains, renoncer à la délibération politique, au motif, réel, qu’elle risque de renforcer les inégalités ? Nous ne le pensons pas.
Le principe d’égalité politique impose au contraire de rechercher les moyens d’égaliser l’accès au processus d’élaboration des politiques publiques (autrement dit une égalité face à la représentation d’intérêts) et d’égaliser l’accès à la contestation des politiques publiques (autrement dit une égalité face au contentieux), un peu sur le modèle de l’aide juridictionnelle, qui permet d’égaliser le combat au moment du procès.
La situation de la société civile française est loin d’assurer cette égalité des acteurs sociaux pour peser sur le processus politique. Les ONG françaises sont notoirement sous-financées, ce qui ne leur permet pas de jouer sur un pied d’égalité avec les autres lobbies sociaux. La différence majeure, malgré tout, entre ces ONG et les lobbies, patronaux par exemple, tient au fait que ces associations représentent le public diffus qu’il est difficile de mobiliser (mais qui représente la majorité de la population). Alors que la majorité des Français soutient les politiques environnementales, comme le montre cette étude de l’ADEME, les associations de protection de l’environnement n’ont pas le même accès au processus politique que des entreprises puissantes. Il s’agit d’une difficulté classique de l’action collective, qu’avait bien relevée Mancur Olson en 1965, dans la Logique de l’action collective : la difficulté d’organiser des intérêts diffus. Les citoyens se mobilisent quand le préjudice qu’ils subissent d’une action publique les touche directement (c’est ce que l’on appelle le syndrome NIMBY). Le public est donc difficilement mobilisable.
En outre, les ONG qui choisissent souvent une voie contentieuse pour contester l’action publique ne jouent pas à armes égales avec les plus gros lobbies. C’est typiquement le cas en droit de l’environnement. De surcroît, pour les ONG qui représentent les publics les plus défavorisés, le problème du financement est encore plus aigu, évidemment.
Dans le récent ouvrage intitulé « Le tournant délibératif de la démocratie », dirigé par Loïc Blondiaux et Bernard Manin, ce dernier signe une contribution pour réhabiliter l’idée et montrer les bienfaits de la délibération contradictoire. À partir d’une analogie entre le débat politique et le procès, il réhabilite le contradictoire. Il montre même que le contradictoire est à encourager, car il n’a rien d’évident. L’opinion dominante, le consensus, tendent à faire taire les oppositions (Moscovici & Zavalloni, 1969), ce qui est défavorable à la qualité de la décision publique, puisqu’elle ne peut plus refléter la variété des intérêts sociaux. La libre compétition, le marché des idées, popularisés depuis Holmes et les grands arrêts de la Cour suprême américaine des années soixante, tend à disqualifier l’idée qu’il faudrait aider, soutenir le contradictoire. Pourtant, comme nous l’avons dit plus haut, sur le modèle de l’aide juridictionnelle d’ailleurs, les idées minoritaires doivent être soutenues pour le bien même de la décision.
Si le contradictoire est essentiel, car les intérêts des groupes sociaux sont nécessairement divers, la difficulté est de faire apparaître la contradiction. Elle apparaît dans le débat politique, mais elle est très difficile à faire apparaître dans le débat sur l’action administrative. Pourquoi est-il difficile d’organiser un contradictoire aujourd’hui ?
La place de la société civile dans les politiques publiques a considérablement évolué. Les entreprises sont centrales dans beaucoup de procédures. Les expertises justifiant les autorisations de mise sur le marché dans le domaine du médicament, des produits phytosanitaires sont toutes produites par les entreprises intéressées. De même les projets de déclaration d’utilité publique, fondant les expropriations reposent sur des études d’impact produites par les entreprises bénéficiaires. Face à cela, deux réponses sont possibles : soit on développe la capacité de l’État à réaliser une expertise indépendante, soit on permet aux ONG de mener des contre-expertises, permettant à la puissance publique d’arbitrer entre les deux visions. Soit on place l’État en acteur, soit on le place en arbitre, sur le modèle du juge. Nous privilégions fortement la seconde solution, mais le mieux serait de conjuguer les deux. La seconde solution a le mérite de présenter une forte équité procédurale et en conservant la neutralité de l’État. L’État français aime à se présenter depuis toujours — et la fonction du droit administratif a été de conforter cette idée — comme défenseur de l’intérêt général. Or, cette position ne peut être construite que s’il est tiers par rapport aux différents intérêts sociaux et donc arbitre. Or, il n’est plus tiers lorsqu’une déclaration d’utilité publique endosse une expertise privée.
Dans les domaines de la santé et phytosanitaire, le contradictoire est plus difficile à organiser, car il n’y a pas nécessairement d’opposants identifiés à une molécule. En revanche, on peut imaginer que le contradictoire apparaît si la société civile s’aperçoit d’un dysfonctionnement. Ce qui a manqué à Irène Frachon dans l’affaire du Médiator c’est une procédure d’alerte et des fonds pour organiser une contre-expertise scientifique.
Le lien entre université, recherche et en capacitation de la société civile est à cet égard à approfondir. Pourquoi ne pas dédier des fonds spécifiques de l’Agence nationale pour la recherche pour développer ces capacités de contre-expertise lorsque la société civile le demande ?
Le contentieux que nous analyserons, lancé par les Amis de la terre et d’autres ONG montre que la société civile joue un rôle clé dans l’exécution de la loi, dans des domaines où l’État manifeste clairement sa volonté de priver la loi d’effet (environnement, devoir de vigilance des multinationales etc.). L’État français est entré dans une posture d’opposition face à la société civile dans ces domaines. On trouve aussi des exemples de ce rôle dans la loi : la loi instaurant pour les entreprises multinationales un devoir de vigilance repose pour sa sanction sur la surveillance des ONG (article L. 225-102-4 du Code de commerce). Autrement dit, les ONG sont érigées en gendarmes.
Pour approfondir le rôle de vigie démocratique des ONG, la question de leur financement est donc essentielle. Le problème est de trouver des voies de financement qui ne passent pas par l’État, car celui-ci est très facilement capturé et n’est pas favorable à ces causes. Aux États-Unis, la vitalité de la société civile est assurée par des dons qui bénéficient d’un abattement fiscal. Cet outil existe aussi en France. La difficulté est qu’il a tendance à favoriser les préférences politiques des plus riches, comme l’a montré Julia Cagé. La class action est aussi un puissant moyen d’assurer des transferts de richesse pour activer les intérêts diffus. On pourrait m’objecter que les fonds de la class action vont surtout aux avocats et assez peu aux victimes, ce qui est indéniable. Cependant, ce système fait des avocats des vigies. Ce sont les avocats qui aux États-Unis vont prendre la défense des intérêts diffus, là où ce serait davantage des ONG en France. Ces transferts de richesse permettent de constituer un champ d’opposition puissant. La philanthropie est un troisième moyen, mais qui souffre des mêmes problèmes que le don défiscalisé et qui n’est pas transparent.
La première stratégie, la plus évidente, serait de financer directement la société civile par des subventions étatiques. C’est le modèle européen, qu’il faut à notre sens éviter. C’est pourquoi nous voudrions proposer la mise en place d’un fonds pour financer les actions de lobbying et contentieuses des ONG. Nous voudrions ici montrer les différentes stratégies disponibles pour abonder ce fonds, sachant que la question a été abordée par le rapporteur public Stéphane Hoynck dans des conclusions sur un arrêt « Les amis de la terre » de 2020. Ce n’est pas la seule stratégie possible. La seconde serait d’utiliser et de détourner le produit des sanctions administratives. Auparavant, nous souhaiterions analyser un précédent, car cette idée en réalité n’est pas neuve.
L’Union européenne est un exemple intéressant, car la Commission subventionne activement la société civile (Mahoney, 2004). Les ONG sont les bénéficiaires majeurs de ces fonds (Mahoney & Beckstrand, 2011). Les chiffres que nous avons sont anciens, mais montrent qu’en 2009, la Commission a financé directement plus de 3000 organisations de la société civile, pour un montant de 1,4 milliard d’euros (Sanchez Salgado, 2013).
Mais ce faisant, elle façonne aussi le débat et les voix qu’elle promeut. Ainsi, Mahoney & Beckstrand ont montré que les fonds vont d’abord aux groupes qui promeuvent l’identité européenne, la démocratie, l’engagement civique et les échanges interculturels, de même qu’ils favorisent les groupes organisés au niveau européen. Bloodgood et Tremblay-Boire ont montré que ce financement public avait pour effet de « dépolitiser » ces organisations. Ce risque est important à prendre en compte, car si l’objectif est de favoriser une voix contradictoire, une voix d’opposition, le risque de conformisme que ce type de financement introduit est dirimant. C’est pourquoi il faut trouver un mode de financement indépendant de l’État. D’un côté, ce financement a contribué à la naissance et à la survie de certaines organisations, mais, de l’autre, il risque de les rendre plus dociles (Alemanno, 2020).
C’est pourquoi la proposition de décentraliser la décision en mettant en place un fonds, administré notamment par la société civile et des chercheurs, nous semble préférable.
La France a déjà essayé de s’engager dans cette voie. La réflexion a pris corps au moment des discussions sur l’introduction de l’action de groupe en France et notamment de l’action de groupe contre les discriminations. L’action de groupe est un levier puissant d’égalisation de l’accès au droit pour les intérêts diffus. Aux États-Unis, c’est le mode privilégié d’exécution du droit dans des domaines qui sont confiés chez nous à l’Administration. Là où la France recourt à l’AMF ou à l’Autorité de la concurrence pour faire sanctionner certains abus, les États-Unis recourent majoritairement à l’action de groupe. Même si des régulateurs puissants existent (SEC et FTC) c’est l’action en responsabilité devant le juge civil qui demeure la voie privilégiée. C’est un levier intéressant, mais qui requiert des avocats puissants prêts à engager des sommes importantes. Ce modèle est efficace, mais il présente aussi de nombreux inconvénients : ces actions de groupe sont devenues souvent un mode de chantage pour les avocats et les victimes ne retirent qu’un faible pourcentage du montant des dommages et intérêts. C’est la raison pour laquelle on a souhaité penser différemment ce type d’action en France et notamment en recourant à l’idée d’un fonds. Jacques Toubon, Défenseur des droits, expliquait ainsi dans le rapport parlementaire sur le projet de loi « égalité et citoyenneté » :
« Pour ce qui est de l’action de groupe évoquée par le rapporteur général, nous considérons depuis le début qu’il ne faut pas filtrer les demandes des consommateurs, ni par les associations ni par les syndicats, mais ouvrir le plus largement possible l’action, en particulier dans le domaine des discriminations. Pour cela, des mesures de financement des frais de justice sont nécessaires et, de ce point de vue, le modèle québécois semble tout à fait approprié — c’est sur le bénéfice tiré des actions de groupe que l’on prélève une sorte de taxe servant à financer un fonds. »
Quel était le mode de financement de ce fonds ? Le fonds de financement des actions de groupe était alimenté par une fraction des sommes issues des indemnisations prononcées dans le cadre des procédures juridictionnelles menées par un demandeur représentant un groupe de personnes. Plus précisément, l’article 217 du projet de loi relatif à l’égalité et à la citoyenneté prévoyait que, lorsqu’une action de groupe était exercée devant une juridiction répressive, l’amende prononcée à l’encontre de l’auteur du dommage pouvait être majorée dans la limite de 20 %, cette majoration étant reversée au fonds. La disposition en question fut censurée par le Conseil constitutionnel, car le mécanisme avait été mal pensé : la majoration d’amende prévue pour abonder le fonds n’était disponible que dans le cas où la victime s’était constituée partie civile devant le juge pénal et pas si elle avait choisi d’aller devant le juge civil (Décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017) et le Conseil avait estimé que cela constituait une violation du principe d’égalité.
Ce fonds a donc été abandonné, car le mode de financement n’a pas été jugé conforme à la constitution. Il aurait suffi que le dispositif soit rendu applicable devant le juge civil pour que le texte soit constitutionnel. La majorité de l’amende est donc une possibilité crédible. Quel autre moyen pourrait-on trouver pour financer ces actions ?
Dans ce premier temps, nous avons tenté d’élaborer les raisons pour lesquelles il est urgent de penser le renforcement de la société civile. La théorie politique s’est intéressée jusqu’à présent uniquement au pouvoir de l’État, en laissant de côté l’acteur principal, la société. Voyons à présent quels moyens nous pourrions mobiliser pour abonder ce fonds.
[1] Je remercie Aude-Solveig Epstein, Jean-Bernard Auby pour leurs commentaires. Les erreurs sont miennes.