La mythologie républicaine pourrait conduire à penser que le service public de l’éducation nationale est un concept juridiquement riche. Or, Hélène Orizet démontre qu’il s’agit d’abord d’un discours politique ayant pour objet de légitimer l’État éducateur, en vue d’imposer la République. Ce travail sur la Troisième République interroge nécessairement sur la contemporanéité des débats relatifs à la place de l’école républicaine comme ciment de la Nation et à l’instrumentalisation politique de l’éducation nationale.
Hélène Orizet, Le service public de l’éducation nationale sous la Troisième République, LGDJ, Bibliothèque de droit public, tome 319,préface de Grégoire Bigot, 2021(1)
« Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. (…) Rien n’est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. (…) Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République ». Charles Péguy décrivait ainsi ses jeunes enseignants de l’école normale (2).
C’est donc à Péguy que l’on doit l’expression de hussards noirs qui depuis désigne les professeurs de l’école républicaine, en particulier sous la Troisième République, cette république qu’Albert Thibaudet qualifiait, en 1927, de République des Professeurs.
Jules Ferry, l’éducation obligatoire et les hussards noirs de la République forment l’un des grands chapitres du catéchisme républicain. La mémoire de ces enseignants a été immortalisée dans un très beau livre de témoignage, de Jacques Ozouf en 1967 sous le titre Nous les maîtres d’écoles, autobiographies d'Instituteurs de la Belle Époque.
Un mythe au service d’une politique historiquement située
Le titre de la thèse d’Hélène Orizet - Le service public de l’éducation nationale sous la Troisième République - sonne donc comme une évidence. D’emblée, le lecteur est surpris de constater qu’il s’agit de la première thèse de droit sur ce sujet. La période et le thème sont fréquemment étudiés mais dans d’autres disciplines que le droit, en particulier en histoire et en science politique. L’auteure explique que la timidité des juristes à l’égard de ce sujet est sans doute liée à son très grand capital de sympathie qui en fait en quelque sorte un tabou que l’on craint.
Passé le titre, la seconde surprise est le contenu de la thèse elle-même. L’auteure retient que le concept de service public de l’éducation nationale ne recouvre pas de réalité juridique tangible. Il s’agirait d’un concept juridiquement creux, d’un mythe qui n’existerait que dans les discours politiques et la doctrine juridique qui en subit l’influence.
Certes le concept est présent dans la doctrine juridique mais il n’est qu’affirmé et l’auteure reconnait vite aboutir à une impasse impraticable. En réalité, il semble que la doctrine ne fait que traduire la politique en essayant d’interposer entre celle-ci et la réalité un filtre juridique afin de canaliser la politique mais ce filtre ne serait qu’un concept flou, qu’une image.
Au fond, c’est le discours politique qui impose le thème du service public de l’éducation nationale et non la réalité juridique. Les hommes politiques veulent que l’éducation nationale soit un service public et ils la qualifient donc ainsi. Leurs ambitions appellent un véritable service public de l’éducation nationale et pas seulement un système éducatif. L’analyse met en lumière que les politiques recherchent en fait l’exclusion du caractère communal, privé et confessionnel de l’éducation. Ils veulent une prise en main par l’État républicain exclusivement afin d’arracher les dernières racines monarchiques et de lutter contre la supposée toute puissance de l’Église. L’objectif principal, voire exclusif, est de consolider une République naissante et menacée. Leur discours serait purement performatif et les juristes leur auraient emboité le pas.
Plus encore, selon l’auteure, le service public de l’éducation nationale dissimule l’établissement d’une administration sur laquelle repose l’avenir de la République. L’auteure ne mâche pas ses mots : « Le service public de l’éducation nationale masque donc la préoccupation inavouée d’assoir la République au moyen privilégié de l’administration de l’Instruction publique » (n°557). Et encore : « Le potentiel fiduciaire du service public de l’éducation nationale, lequel produit la confiance en l’État éducateur, rend invisible une machine à fabriquer de l’adhésion, en même temps que du pouvoir » (n°712).
Le travail est véritablement une thèse en ce qu’elle n’hésite pas à prendre parti et à défendre avec clarté un point de vue précis : Le service public de l’éducation nationale est d’abord un discours performatif visant à légitimer l’Etat éducateur afin de construire et faire triompher la République par l’administration de l’instruction publique. On comprend alors le choix de ne pas inclure l’enseignement supérieur dans l’étude : celui-ci ne vise pas la « masse » des citoyens qu’il convient de former.
Une réalité juridique subordonnée à une finalité politique
Faut-il regretter que la thèse se focalise tant sur le langage et semble ignorer la réalité des réalisations de l’éducation nationale sous la Troisième République ? En effet, la lecture de l’ouvrage pourrait laisser penser que rien n’a été concrètement construit en matière d’éducation à l’exception d’une administration au service d’une politique déterminée, que cette Troisième République n’aurait rien fondé d’autre qu’elle-même ou qu’elle était la finalité ultime de toute ses actions. Bref, on en oublierait presque le souvenir des hussards noirs de Péguy ou des professeurs de la République de Thibaudet.
Ne seraient-ils, eux-aussi, que des mythes ? Non, ce n’est pas ce que dit Hélène Orizet. D’ailleurs les maîtres d’écoles ont bien existé puisqu’ils ont témoigné à l’automne de leurs vies en réponse à l’historien Jacques Ouzouf.
En réalité, la thèse de Hélène Orizet se situe exclusivement sur le terrain juridique, d’où sa précision qui fait sa richesse. Et, sur ce terrain-là, l’auteure trouve un droit qui s'explique principalement par des motifs politiques et une administration politique qui participe à la défense de l’Etat éducateur y compris par le renforcement des garanties des enseignants publics contre l'arbitraire administratif.
Une dernière question se pose alors, qui mériterait d’être prolongée, concernant le rôle de la doctrine. L’auteure la cite et l’étudie ; plus encore elle met en avant la timidité de la doctrine, voire de crainte devant cette politique. Passionnante vision rétrospective qui montre comment les juristes ont participé - souvent inconsciemment, simplement par docilité et conformisme - à l’édification d’un mythe au service d’une politique.
Un mythe qui ne répond plus à la réalité du monde d’aujourd’hui
Enfin, on ne peut éviter de se questionner sur ce qu’il reste de ce mythe, de l’usage politique qui en est fait et surtout de l’éducation contemporaine qui est aujourd’hui proposée à l’école publique en France.
Le discours performatif de l’État concernant l’éducation nationale semble bien d’actualité. Ce service public est ainsi convoqué lors de chaque événement afin de former des citoyens, régler les problèmes de banlieues, remettre en marche l’ascenseur social, défendre la liberté d’expression et bien sûr pour contenir le radicalisme islamiste. Au point qu’il est nécessaire de rappeler que l’école est avant tout un lieu de formation, de transmission et non un forum dans lequel se pratique la liberté d’expression (3).
L’objectif du service public de l’éducation nationale sous la Troisième République avait une visée plus politique que pédagogique, celle-ci étant instrumentalisée au profit de celle-là. L’éducation nationale visait et vise encore aujourd’hui la formation d’un citoyen idéal pour une République idéalisée et il faut constater que l’école privé (et très majoritairement catholique) garde un certain leadership sur la question du développement des talents des enfants avec des réflexions toujours en cours et réactualisées sur l’éducation intégrale (4).
En outre, la construction de l’administration de l’éducation nationale s’est faite sur des bases nouvelles pour rompre avec le passé monarchique et avec l’Église. Il n’a donc pas été cherché de coopérations, ni de mise en commun, d’inflexions, de réforme de l’existant. Ce qui a été construit était nouveau, faisant table rase du passé en excluant l’existant pour penser un modèle ambitieux, rationnel et éclairé. L’État a voulu tout prendre en main et tout faire en évitant les influences locales et d’autres corps intermédiaires. Ce qui était vrai hier l’est encore. Identité des intentions entre les politiques de jadis et contemporaines mais différence des résultats. Discours performatifs hier mais purement déclaratif aujourd’hui. En effet, en matière d’éducation comme ailleurs, est dressé tous les jours le procès de la carence de l’Etat. Cette carence devrait le conduire à rechercher des soutiens, des coopérations, bref renoncer à l’exclusivité et à la centralisation.
Les hussards noirs ne sont plus célébrés par la République mais les gouvernements continuent de demander à l’éducation nationale de résoudre les pires maux de la société. Leurs discours se veulent encore performatifs mais ils ne sont en réalité aujourd’hui que déclaratifs.
(1) Voir pour une critique de l’ouvrage, Frédéric Rolin, Chronique des thèses, RFDA 2018, p.403, également une présentation par l’auteure de sa thèse lors du colloque de la Fondation Kaïrospour l’innovation éducative du 9 mars 2021 sur « La liberté d’enseignement, à la croisée des chemins ? Fondements théoriques et valeur juridique » à 5 :23mn : https://www.youtube.com/watch?v=leCZge9Nrt0
(2) Charles Péguy, L’argent, 6e Cahier de la Quinzaine de la 14e série, 16 février 1913
(3) François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021
(4) Leadership intellectuel avec par exemple très récemment : François Moog, Éducation intégrale. Les ressources éducatives du christianisme, Salvator, 2020 ou François-Xavier Clément, Lavoie de l'éducation intégrale, Artège, 2021. Leadership en termes de résultats notamment au regard des classements des meilleurs lycées.