De façon assez originale, la loi brésilienne de 2018 sur les normes (« loi d’introduction aux normes de droit brésilien ») pose un certain nombre de règles destinées à faire en sorte que les autorités administratives, les organes de contrôle et les juges tiennent pleinement compte des conséquences concrètes des décisions qu’ils prennent et que les organes de contrôle et les juges tiennent pleinement compte des conditions concrètes dans lesquelles les décisions sur lesquelles ils se prononcent ont été prises . Ces exigences se traduisent notamment dans une exigence de « conséquentialisme » et un principe de « concrétude », qui ne figure pas dans nos concepts familiers.
La loi fédérale n. 13.655 du 25 avril 2018, qui a modifié une loi historique de 1942, trouve son origine dans une réaction à ce que beaucoup de juristes et de non-juristes ont considéré comme une dérive de pouvoir de la part de diverses autorités publiques, notamment des organes de contrôles (cours des comptes et ministère public, notamment) et des juges. Convaincues du mauvais fonctionnement de l’appareil public et animées en particulier de la volonté de lutter contre la corruption, certaines de ces autorités se sont laissées aller à une sorte d’idéalisme juridique pour prendre des décisions parfois extrêmement fortes sur la base de principes abstraits et sans se préoccuper des conséquences concrètes que ces décisions pourraient avoir. Une sorte de gouvernement des juges, donc, mais peu ordonné car ces décisions pouvaient venir d’un peu n’importe où dans le système judiciaire et de contrôle et se réclamer d’un socle constitutionnel très riche en principes abstraits. L’absence d’une juridiction administrative spéciale contribuait à cette dérive.
La loi de 2018 a voulu imposer aux autorités administratives, de contrôle et judiciaires de faire preuve de davantage de réalisme dans leurs décisions. Elle l’a fait notamment au travers des dispositions que voici :
« Art. 20 . Les décisions administratives, les décisions des autorités de contrôle et les décisions des juges ne doivent pas être prises sur la base de valeurs juridiques abstraites sans tenir compte de leurs conséquences pratiques.
La motivation des décisions doit en démontrer la nécessité et l'adéquation, y compris au regard des alternatives possibles, qu’elles contiennent une mesure imposée ou l'invalidation d'un acte, d'un contrat ou d’un accord quelconque, d'une procédure ou d'une norme administrative.
Art. 21. Toute décision d’une autorité administrative, d’une autorité de contrôle ou d’une autorité judiciaire qui décrète l’invalidation d’un acte, d’un contrat ou accord quelconque, d’une procédure ou d’une norme administrative, indique expressément les conséquences juridiques et administratives qui en résultent.
Elle indique, le cas échéant, les conditions qui permettraient une régularisation de caractère proportionnel et équitable et ne portant atteinte à aucun intérêt général ; elle ne peut pas imposer aux sujets concernés une charge ou des pertes qui, dans les circonstances de l’affaire, seraient anormales ou excessives.
Art. 22. Dans l’interprétation des règles de gestion publique, les obstacles et les difficultés réelles du gestionnaire et les exigences des politiques publiques dont il est chargé seront pris en considération, sans préjudice des droits des personnes administrées.
§ 1 - Dans une décision sur la régularité d’une conduite ou la validité d’un acte, d’un contrat ou accord quelconque, d’une procédure ou d’une norme administrative, les circonstances pratiques qui se sont imposées à l’agent ou ont limité ou conditionné son action seront prises en considération.
§ 2 - Dans le prononcé de sanctions, la nature et la gravité de l’infraction commise, les dommages-intérêts qui sont dus à l’administration publique, les circonstances aggravantes ou atténuantes et les antécédents de l’agent doivent être pris en considération.
§ 3 - Les sanctions infligées à l’agent doivent être prises en compte dans la détermination d’autres sanctions de même nature et relatives au même fait. »
La nouvelle version de la loi sur les normes étant récente, on ne peut en faire encore qu’un bilan assez réduit. Il y a des signes de ce que le souci du « conséquentialisme » s’accroit chez certains juges et certaines autorités de contrôle.
L’évolution dans ce sens reste cependant partielle et assez aléatoire.
Le texte brésilien est réellement original dans sa formulation. Notamment lorsqu’il met en avant un objectif de « conséquentialisme », et surtout un principe de concrétude, dont, à notre connaissance, on ne trouve pas l’équivalent exact dans les droits administratifs européens. Est-ce que cela veut dire pour autant que l’idée qui sous-tend ce concept de « concrétude » n’y est pas présente ?
La question se dédouble certainement, car, manifestement, nos droits administratifs européens ne traitent pas de la même manière l’obligation de prendre en compte les conséquences concrètes selon qu’on parle de décisions d’autorités administratives ou de décisions des juges de l’administration.
Y trouve-t-on des principes qui imposent aux autorités administratives de prendre en compte les conséquences concrètes de leurs décisions ? Lorsque la loi le prévoit (par exemple en imposant une étude d’impact ou quelque chose comme cela), évidemment, mais en dehors de cette hypothèse ? Quelque chose de proche se trouve sans doute dans le principe de « buon andamento » que formule l’article 97 de la Constitution italienne : ce principe est interprèté par l juge constitutionnel italien comme impliquant l’obligation pour l’administration de rechercher la meilleure réalisation de l’intérêt public, de façon à assurer la cohérence entre l’action administrative et les fins qu’elle doit poursuivre.
Nos droits administratifs recèlent-ils des principes qui imposent aux juges de l’administration de prendre en compte les conséquences concrètes de leurs décisions ? Si l’on raisonne sur le droit administratif français, on perçoit une évolution à cet égard. Il y a encore pas très longtemps, le juge administratif était bien souvent purement et simplement dispensé de se préoccuper des conséquences de ses jugements : il pouvait tranquillement annuler une décision de refus d’une autorisation, de révocation d’un fonctionnaire, etc… et laisser ensuite les intéressés se débrouiller pour faire produire des conséquences à ce qu’il avait jugé.
La situation est assez fortement transformée maintenant qu’il se trouve armé des pouvoirs d’injonction et des procédures de référé -notamment référé suspension et référé libertés- que l’on sait : lorsque ces mécanismes sont mis en œuvre, le juge est au contraire pleinement plongé dans les conséquences concrètes de ses décisions. Il en va de même chaque fois qu’il envisage de moduler les effets dans le temps de ses jugements – la jurisprudence « Association AC ». Il n’y a pas un principe général de « concrétude », mais par divers biais, le juge administratif est conduit à se préoccuper de plus en plus des effets réels de ce qu’il décide au nom de la règle de droit.
Une question intéressante est celle de savoir quels liens il y a entre le « conséquentialisme », l’obligation de « concrétude » et l’intensité du contrôle juridictionnel, en d’autres termes le problème de la « déférence ». Il s’agit en fait de sujets partiellement liés et de deux manières.
Lorsque ce qui sera en cause sera le degré d’ intrusion du juge dans l’interprétation de la règle de droit qu’a retenu l’administration, alors l’obligation de tenir compte des conditions dans lesquelles celle-ci a été conduite à appliquer la loi devrait conduire le juge à une attitude prudente du genre de celle qu’induit la doctrine « Chevron » dans le droit administratif américain.
Dans les cas où c’est bien l’appréciation portée par l’administration sur la situation de fait que le juge sera appelé à contrôler : là, pour apprécier les conséquences concrètes de sa propre décision, il pourra être conduit à vérifier l’évaluation que l’administration elle-même a faite des conséquences de son acte. Toute la question est de savoir à quel niveau d’intensité il situera cette vérification.Il y a quelque chose, en tous les cas, que la question de la « concrétude » et celle de la « déférence » ont en commun, c’est qu’elles sont toutes deux difficiles à manier. Face à la complexité croissante de l’action publique, les juges administratifs sont voués à doser subtilement l’intensité de leur contrôle. Evaluer les conséquences concrètes de leurs décisions n’est certainement pas plus facile.
On en revient toujours à l’idée d’une sorte d’équilibre nécessaire du contrôle juridictionnel. Une formule classique, que l’on doit à un auteur de la première moitié du XIX° siècle, Pierre Paul Henrion de Pansey, dit que « juger l’administration, c’est encore administrer ». Cela est partiellement vrai, mais certainement aussi partiellement faux car si les autorités administratives et les juges de l’administration faisaient rigoureusement la même chose, on n’aurait pas besoin de les distinguer et de les séparer.
En tous les cas, c’est avec un grand intérêt que l’on observera les développements du conséquentialisme et de l’obligation de concrétude dans le droit administratif brésilien.
Jean-Bernard Auby et Eduardo Jordão
(1) Par exemple : Istituzioni di diritto amministrativo, sous la direction de Sabino Cassese, Giuffrè Editore, 2012, p.14
(2) Eduardo Jordao, Le juge et l’administration. Entre le contrôle et la déférence, Bruylant, collection « Droit administratif/ Administrative Law », 2016