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Jean-Bernard Auby : Votre livre est un féroce réquisitoire contre le système institutionnel de la V° République, du moins dans son état actuel. Vous en passez en revue toutes les composantes : le Président, « bavard », le Premier Ministre, dans un « effacement consenti », la démocratie « sans le peuple », le Parlement, qu’il faudrait « respecter », la séparation des pouvoirs, qu’il faudrait « revisiter », le Conseil Constitutionnel, dont on ne fait pas assez « bon usage ». Pour faire bonne mesure générale, vous écrivez, dès la première ligne, que « la V° République est moribonde ». Pour bien suivre votre réflexion, on a envie de vous demander, d’abord, quel est, de tous les défauts que présente le système, celui que vous qualifieriez comme le plus grave.

Jean-Jacques Urvoas : Contrairement aux principes fondamentaux de la philosophie politique démocratique, la Ve République permet à un président omnipotent d'échapper à toute responsabilité, tandis que ceux qui subissent les conséquences de ses décisions apparaissent quasiment privés d’influence. Comme le résumait François Hollande lors de son débat face à Nicolas Sarkozy le 2 mai 2012 « Un président de tout, chef de tout et en définitive, responsable de rien ». En 1958, le statut du Président devait être la solution, il est devenu le problème.

JBA : De vos deux premiers chapitres consacrés au Président et au Premier Ministre, on retire particulièrement l’idée que la répartition des rôles entre le premier et le second est certainement variable -bien entendu surtout selon qu’il y a cohabitation ou non- mais aussi en vérité constamment incertaine. Quel préjudice démocratique cela cause-t-il que le poids d’institutions aussi stratégiques soit variable et incertain ?

JJU : Cela obscurcit les responsabilités politiques, rendant l'identification des décideurs difficile pour les citoyens, ce qui nourrit la méfiance envers les institutions et le désintérêt pour la démocratie.

JBA : Toujours à propos du Président, voici l’idée que nous voudrions vous soumettre. Au fond, ce qui a de plus inacceptable dans le jeu institutionnel, c’est que le Président dispose de l’addition de ses pouvoirs propres et, par l’intermédiaire du gouvernement, des armes du parlementarisme rationalisé -en dehors des périodes de cohabitation- alors qu’il n’assume aucune responsabilité politique véritable. Etes-vous d’accord ?

JJU : Tout à fait, ce décalage est le dysfonctionnement majeur de la Ve. Et la pratique qui s’est installée depuis l’adoption du quinquennat et de la loi organique transformant de facto les élections législatives en scrutin de confirmation de la présidentielle a accentué cette dérive. Ce que je nomme « la Constitution de l’an 2000 » a dévitalisé la fonction du Premier ministre et atrophié l’Assemblée nationale. Matignon demeure une ascèse mais n’accueille plus une victime expiatoire. Privé de sa capacité de direction de la majorité, il ne reste plus au Premier ministre que sa dimension administrative. Quant au Palais Bourbon, il se transforme en théâtre immature et bruyant où les battements de pupitre scandent le refus du compromis utile. Or si l’Assemblée n’est plus le lieu de la confrontation et de la construction alors le risque existe de renvoyer l’expression des colères dans la rue.

JBA : Vous prenez une position claire et nette en faveur de l’utilisation de la représentation proportionnelle intégrale pour les élections législatives. Comment, dans votre esprit, faire en sorte que la dispersion politique qui en résulterait facilement ne devienne pas un facteur de lourde instabilité ? Dans le chapitre 4, vous plaidez pour le mécanisme de la motion de défiance constructive – à la mode allemande-. Serait-ce suffisant ?

JJU : J’ai en effet fini par me convaincre qu’il fallait changer le mode de scrutin. Puisque l’actuel ne parvient plus à réguler le débat politique, désigner des gouvernements et délimiter la frontière entre la majorité et l’opposition, il faut restaurer la souplesse nécessaire au jeu politique en garantissant aux partis politiques une pleine liberté d'action stratégique. L’objectif est de rendre le pouvoir aux électeurs, seuls capables de redistribuer les cartes. Certes, la probabilité d’un morcellement de la représentation parlementaire est plausible mais pas certaine. En 1986, à l’ouverture de la VIIIe législature, seuls 5 groupes s’étaient constitués, loin des 11 existant aujourd’hui. Et de fait, pour éviter la coalition des contraires qui menacerait la stabilité gouvernementale, la motion de défiance constructive m’apparait une protection utile. Elle existe déjà en Polynésie, en Corse et en Martinique et partout elle agit comme un rempart solide à la confusion et à l’instabilité.

JBA : L’assise institutionnelle du Parlement a été affermie, notamment par la révision constitutionnelle de 2008. Pourtant, vous le dites « brutalisé » dans la période récente par l’usage immodéré des mécanismes divers du parlementarisme rationalisé, dans lequel se signale notamment celui des ordonnances. A l’heure actuelle, il semble être rentré dans une période de tumultes internes qui ne le grandit pas. Pensez-vous que sa position dans le système peut être redressée et comment ?

JJU : Mon expérience la plus gratifiante en politique fut à la présidence de la commission des lois de l’Assemblée. Fervent défenseur du Parlement, je déplore donc vivement le spectacle désolant offert ces dernières années. Pour qu’il puisse occuper pleinement la fonction clé que lui reconnaissent les régimes libéraux, contrairement à ce que je lis souvent, il n’est nul besoin de le « renforcer », il suffirait qu’il « sache se faire respecter » comme l’écrivait Chateaubriand mais pour cela, il faudrait qu’il se montre respectable. Et cela incombe d’abord aux parlementaires qui ne doivent pas tout attendre du droit. Leur pratique est décisive car les droits ne peuvent vivre que par la volonté des hommes. La révision constitutionnelle du 8 mars 2024 protégeant la « liberté garantie des femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse » atteste que lorsque les accommodements deviennent la règle, l’intérêt général peut prévaloir, ce qui profite au Parlement et dans le cas d’espèce, aux citoyennes. Il aura suffi que les oppositions acceptent de se montrer conciliantes, que la majorité (relative) de l’Assemblée soit attentive et que celle du Sénat ne se braque pas sur son refus initial de s’engager dans un tel procédé pour que soit prestement conduite la 25ème révision. Au surplus, celle-ci fut engagée à l’initiative de différents groupes parlementaires même si son aboutissement nécessita que le gouvernement reprenne à son compte l’intention. Le Parlement peut donc parvenir à se faire écouter sans que soit sacrifiée l’efficacité de la production de la norme.

JBA : Votre analyse ne s’étend pas à la dimension territoriale de nos institutions. Ne peut-on pas plaider, pourtant, que les institutions locales participent, à leur place, aux équilibres de l’appareil politique en général. Ne serait-ce que parce que, parfois, des politiques publiques importantes sont significativement placées entre leurs mains : l’urbanisme en est probablement le meilleur exemple. S’il en va ainsi, alors, est-ce qu’une partie du redressement du système de la V° République ne passe pas une réforme territoriale d’une certaine ampleur ?

JJU : Ce n’était pas mon angle de réflexion mais évidemment, je suis convaincu que notre pays ne peut pas continuer à être une pyramide inversée qui repose sur sa pointe. De mon passage au gouvernement, je tire la conviction que le système hypercentralisé et technocratique est l’une des causes des blocages durables qui entravent la société française. La France doit se libérer des centralisations multiples qui freinent son dynamisme : centralisation administrative et politique qui veut que tout procède de l’Elysée, centralisation financière qui impose que tout se décide à Bercy, centralisation économique qui permet aux grands groupes d’imposer leurs règles aux sous-traitants locaux. A mes yeux, puisque l’Etat n’est plus un facteur de progrès mais un stérilisateur de l’innovation, la décentralisation ne peut plus continuer à être un dispositif infantilisant et descendant. Il est temps de faire des collectivités les premiers vecteurs de leur propre développement et pour se faire il faut « décentraliser la décentralisation » en consacrant l’autonomie locale pour permettre enfin de territorialiser l’action publique.

JBA : Il y a une question un peu triviale que l’on ne peut pas éviter de vous poser. Votre conviction est que le système de la V° République est en bout de course. Sans doute, mais il tient le coup depuis 67 ans. Pourquoi ne perdurerait-il pas ?

JJU : Reconnaissez avec moi que les ombres du crépuscule s’accumulent : montée des populismes, délitement des majorités, balkanisation du système partisan, brutalisation du débat public, profond désenchantement signalé par la rapidité des basculements électoraux, volatilité gouvernementale, abstention endémique. Insensiblement, la scène politique s’enténèbre témoignant d’un effondrement du régime aussi mal perçu qu’encore lourdement sous-estimé. Jamais le pouvoir n’a paru aussi impuissant. Alors bien sûr, on peut se raccrocher à l’espérance qu’il s’agit d’une mauvaise passe et que ce ne sont pas les institutions de la Ve République qui sont en cause mais ce qu’il est advenu d’elles parce que les comportements politiques les ont abaissés. Je ne le crois pas tout simplement parce que les constitutions doivent être faites à la mesure des hommes et non à celles des héros. Aussi comme notre – longue – histoire constitutionnelle nous enseigne que le chaos ne produit pas nécessairement le meilleur, il n’est pas nécessaire d’attendre que survienne une révolte ou un cataclysme social pour changer nos institutions.

JBA : Pour terminer, rallions votre idée selon laquelle le système de la V° République a besoin d’être profondément réformé. Vous expliquez que trois stratégies sont disponibles : celle qui consiste à conserver la morphologie institutionnelle actuelle en procédant à un nombre conséquent d’ajustements, celle qui consiste à se rapprocher d’un régime véritablement présidentiel et celle qui consiste à aller vers un vrai régime parlementaire -dans lequel le pouvoir exécutif est concentré dans les mains du gouvernement, protégé des dérives parlementaires, entre autres, par le mécanisme de la défiance constructive…-. Vous semblez pencher pour la dernière solution, mais avec la crainte que l’opinion publique ait du mal à s’accommoder de la centralité institutionnelle du Parlement qu’elle suppose d’accepter. Quel est véritablement votre état d’esprit actuel ?

JJU : Pour demain, il faut un chemin réaliste vers un but radical. La Ve République est épuisée. Elle ne permet plus l'épanouissement de la démocratie dont nous avons besoin, elle en est même devenue un frein. Notre césarisme persistant et nos institutions instables augmentent le péril populiste et affaiblissent un pouvoir dont la force n'est qu'illusion. Cela passe par le rééquilibrage de nos institutions, la dé-présidentialisation de notre République et la revalorisation de la fonction de Premier ministre. Cela ne sera pas suffisant mais c’est indispensable.

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