Dans La démocratie contre les experts, l’historien Paulin Ismard étudie une institution tout à fait fascinante de la Grèce ancienne, mais qu’il identifie aussi dans d’autres sociétés, les esclaves publics. Le titre du livre assimile ces esclaves à des experts, alors qu’il apparaît très nettement à la lecture de l’ouvrage qu’il s’agit d’agents publics. La Grèce ancienne a donc inventé à cette époque une figure tout à fait originale du fonctionnaire esclave, propriété collective du peuple athénien. Il nous semble que, même si cette institution n’existe plus aujourd’hui, l’idée sous-jacente — à savoir que la tension entre démocratie et pouvoir administratif est une donnée constante à ces régimes et qu’elle crée des institutions dont l’effet est d’essayer de neutraliser ce pouvoir. Un autre grand intérêt du livre pour l’administrativiste est de montrer qu’il existe finalement une pensée et même une philosophie de l’Administration dans la Grèce antique.
C’est à l’époque classique que, selon Paulin Ismard, « la plupart des cités se sont dotées, pour la première fois, de corps serviles chargés d’assurer la plupart des tâches qu’on qualifierait, selon un commode anachronisme, d’“administratives”». L’esclave public (dêmiourgos) est d’abord associé, nous dit l’historien, à la sphère des empreintes civiques (sceau de la cité, contrôle de la monnaie ou de la conservation des étalons des poids et mesures civiques), mais ce n’est pas tout, puisqu’ilassume aussi des fonctions de police. L’idéologie démocratique de la cité athénienne relègue donc « l’administration de la cité au rang des tâches serviles (…) et place l’expertise à l’écart du champ du politique. »
Mais ce qui est fascinant pour le lecteur moderne, c’est que ces administrateurs sont la propriété à titre collectif du peuple athénien et, surtout, que ce choix procède bien d’une conception de la démocratie.
La thèse de Paulin Ismard est que le recours à l’esclave pour exercer des fonctions administratives est le produit de l’idéologie démocratique de l’Athènes classique. Pourquoi ? L’idée qui est à la source de ce choix si particulier procède d’un refus que « l’expertise d’un individu puisse légitimer sa prétention au pouvoir. L’esclavage public est ainsi au cœur du dispositif qui noue la question du savoir et du politique dans la cité démocratique de l’âge classique. »
Une idée importante qui fonde cette solution est donc le refus du pouvoir de l’expert, ou plutôt du pouvoir politique de l’expert qui, même esclave, exerce une partie de la souveraineté en prenant des décisions publiques. Mais son statut permet ainsi de neutraliser ce pouvoir en le confiant à un esclave.
La thèse de Paulin Ismard permet certainement de comprendre la tension fondamentale qui irrigue le rapport de la démocratie à l’Administration. La démocratie portant un idéal d’autogouvernement, le pouvoir administratif est une anomalie, si bien que tous les régimes font face à cette question. Les solutions contemporaines tentent de contrôler le pouvoir administratif en limitant la liberté d’expression des fonctionnaires par le devoir de réserve par exemple. Mais, plus fondamentalement, la pensée démocratique moderne, en faisant de l’Administration la simple courroie de transmission des vœux du Parlement, crée une tension Parlement-administration. Cette tension est visible, particulièrement aux États-Unis en ce moment, autour de la question de la délégation. La délégation est l’anomalie démocratique majeure par laquelle le Parlement accepte de se défaire de son pouvoir d’émettre des actes de portée générale pour les confier à l’administration, au nom de l’expertise de cette dernière et du besoin d’adapter les normes aux changements de circonstances. La Cour suprême vient de restreindre profondément cette possibilité menaçant l’expertise des politiques publiques. Une façon de s’en sortir — qui est la solution inverse de la solution athénienne — fut de politiser l’Administration américaine : les conseils d’administration des grandes agences de l’État, comme la justice d’ailleurs, sont issus de nominations politiques qui procèdent des engagements partisans de chaque candidat. La Révolution française avait d’ailleurs opté pour la solution de l’élection des administrateurs.
En somme, pour neutraliser le pouvoir administratif deux solutions sont possibles depuis l’esclavage athénien jusqu’à la politisation extrême à l’américaine. Mais la solution de la neutralisation par la fonctionnarisation, qui est la solution française, a le défaut de construire un mythe du fonctionnaire dénué de mobile politique, sans entourer son comportement des sanctions dont disposait le peuple d’Athènes.
À Athènes, cette position s’explique par une croyance forcenée dans la capacité de tous les citoyens à acquérir le savoir politique par la délibération. Aristote estime ainsi que : « Une pluralité de gens, qui un par un sont des hommes sans valeur politique, est néanmoins capable quand elle est rassemblée d’être meilleure qu’une élite non pas quand on les prend un par un, mais tous ensemble, comme les repas où chacun apporte son écot sont meilleurs que ceux où un seul régale. En effet, lorsqu’il y a pluralité, chaque partie possède une partie de vertu et de sagesse pratique et, quand la pluralité se rassemble, exactement comme la foule devient un seul homme plein de pieds, plein de mains et de sensibilités, il en va de même pour les dispositions morales et intellectuelles. C’est pourquoi la pluralité juge mieux les œuvres musicales et poétiques : chacun juge une partie et tous jugent le tout. » (Aristote, Politiques, 1281a-b). Cette a été reprise dans la période récente par James Surowiecki dans son livre The Wisdom of Crowds.
L’idéologie démocratique athénienne ne laisse pas de place à l’administration, si bien que, comme le dit Paulin Ismard : « Tout appareil bureaucratique ou administratif était appréhendé au mieux comme une regrettable nécessité, incompatible dans son principe avec l’idéal démocratique, et, (…) la philosophie politique grecque n’y a consacré aucun développement. Qu’ils soient garants des poids et mesures de la cité ou qu’ils veillent sur les archives de la cité, qu’ils vérifient la monnaie en circulation ou qu’ils tancent les citoyens sur les marchés, les esclaves publics assuraient précisément le fonctionnement de l’administration civique par-delà la rotation régulière des magistratures. »
L’esclave public permet de mettre en évidence le problème que posent ces institutions niant le pouvoir administratif. Elles placent du coup le pouvoir administratif en dehors du champ politique : « indispensables mais soigneusement tenues en dehors du champ du politique, les Athéniens visaient à dissimuler, en la projetant dans une figure d’altérité absolue, la part bureaucratique ou administrative inhérente au fonctionnement du régime démocratique. » C’est le risque de ce type de solution. La solution inverse, déjà évoquée, est la politisation de l’Administration, telle que la Révolution française l’avait envisagée, avec une institution comme les procureurs généraux syndics, ancêtres des préfets, et qui étaient élus. De même, les révolutions française et américaine créent l’institution du jury populaire dans le domaine judiciaire.
La solution athénienne comporte malgré tout un risque. L’idéologie démocratique rejetant le pouvoir administratif en dehors de la sphère politique, elle peine à le contrôler efficacement. Lorsque la Révolution française supprime tout droit de recours contre les décisions administratives avec la loi des 16 et 24 août 1790, afin d’empêcher les juges de s’opposer à la volonté générale — poursuivant ainsi la crainte des Parlements d’Ancien Régime —, elle renforce de fait le pouvoir administratif.
Il est fréquent de rencontrer dans l’histoire administrative des cas dans lesquels le Parlement supprime tout droit de recours contre les décisions de l’Administration mettant en œuvre une loi. Les juges, en France et au Royaume-Uni, ont neutralisé ce type de disposition, au nom de la nécessité de respecter la loi, car en l’absence de droit au recours, rien de garantit que l’Administration respectera la loi. C’est le Parlement qui donne en réalité un blanc-seing à l’Administration.
On retrouve ce problème avec les esclaves publics dont le pouvoir, nié, peut finir par constituer un risque, montre Paulin Ismard : « tout appareil d’État risque de donner naissance à la construction d’un ordre bureaucratique susceptible de défendre ses propres intérêts, voire de constituer un corps autonome en son sein. Si les esclaves royaux sont nécessaires à l’émergence d’un appareil d’État, ils deviennent une menace dès lors que la position privilégiée qu’offre le service du souverain se transmet par la filiation. La curialisation des esclaves royaux peut déboucher sur leur notabilisation et sur la formation d’un corps autonome construisant de nouvelles solidarités parentales, parallèles aux structures lignagères traditionnelles. Le processus peut alors conduire à la confiscation du pouvoir d’État par les esclaves du souverain ». Claude Meillassoux a créé, pour désigner ce type de pouvoir, la notion d’« ancéocratie » (le pouvoir des serviteurs).
Cette institution est ainsi, pour Paulin Ismard, la marque de la résistance de la polis à l’émergence d’un appareil d’État. Pour comprendre le ressort profond de cette institution, il convoque l’anthropologie anarchiste de Pierre Clastres. Clastres observe en effet chez les Indiens un refus de l’État et met en évidence des sociétés « contre l’État ». L’État est pour Clastres une force de division du monde social et c’est précisément ce que refusent les Indiens en neutralisant le pouvoir du chef. À Athènes comme dans les chefferies indiennes, c’est un refus de la division sociale qui explique la négation de l’État. L’État est bien une structure séparée de la société et la figure du fonctionnaire propriété du peuple permet ainsi de souder la société et l’État, d’empêcher cette séparation.
En tout cas, la pensée politique grecque marque fortement ce refus du rapport dominant-dominé dans le cadre de la Cité. Aristote pense ainsi qu’une Cité dans laquelle ce type de rapport existerait serait « une cité d’esclaves et de maîtres et non d’hommes libres ». La rotation des charges et le principe du tirage au sort sont, nous dit Paulin Ismard, « deux pratiques institutionnelles qui fondent l’égalité du corps civique ».
La conséquence administrative est très nette pour l’historien : « dans la cité classique, l’État ne s’est jamais incarné autrement que dans la pure négativité du corps-esclave du dêmosios. »
Mais, la question que pose immédiatement le juriste est celle de la sanction. Quelle est la sanction de l’excès de pouvoir ?
Le statut d’esclave qui caractérise les fonctionnaires à Athènes emporte des conséquences concrètes en matière de responsabilité vis-à-vis des citoyens, analyse Paulin Ismard : « Transportons-nous, en somme, au sein d’une République dans laquelle certains des plus grands “serviteurs” de l’État seraient ses esclaves. Quelle serait l’allure de la place de la Nation au soir des grandes manifestations parisiennes, si des cohortes d’esclaves devaient en déloger les derniers occupants ? Supposons que l’une de ces manifestations ait pour objet l’austérité budgétaire imposée par les traités européens : la politique monétaire de l’Union serait-elle différente si le directeur de la Banque centrale était un esclave que le Parlement pouvait revendre, ou fouetter, s’il s’acquittait mal de sa tâche ? Poursuivons : dans ce même Parlement, quelle forme emprunterait la délibération entre députés si les esclaves étaient le seul personnel attaché de façon permanente à l’institution, alors que les parlementaires seraient renouvelés tous les ans ? Le tableau laisse songeur… »
Ce statut emporte donc un contrôle direct de la communauté sur les différents services publics et même sur les services publics régaliens, comme la police. Et les sanctions possibles de ce contrôle semblent en effet dissuasives.
Il est évident qu’aucun châtiment corporel ne peut être utilisé contre un fonctionnaire aujourd’hui – sauf dans le domaine militaire. L’époque contemporaine a mis partout en place un système de sanction qui porte essentiellement sur le produit de l’action de l’agent public : les personnes qui sont atteintes par une décision administrative peuvent demander à un juge de l’annuler. Et l’agent engage en outre la responsabilité de l’État pour les dommages qu’il cause.
Le droit de la fonction publique, lui, a évolué vers quasi-anéantissement de toute responsabilité personnelle des agents pour les dommages causés aux personnes, ce qui pose évidemment un problème d’aléa moral. Mais en réalité, l’État n’a pu mener des politiques, surtout lorsque celles-ci touchent des minorités, qu’en protégeant les fonctionnaires. Jerry Mashaw montre ainsi, pour l’histoire du droit administratif étatsunien, que la responsabilité des fonctionnaires, sur leurs deniers personnels, pour les politiques mises en œuvre par l’État fédéral, a été un puissant frein à l’effectivité de ces politiques. Mais on en trouve également des exemples en France. La guerre scolaire consécutive à la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 a amené à des actions en responsabilité dirigée contre certains instituteurs pour leurs propos antireligieux (Amélie, Imbert, Tribunal des conflits, 2 juin 1908, Girodet c. Morizot). Derrière l’action en responsabilité, c’est en réalité une campagne contre l’école laïque qui était orchestrée, comme le dit le député Arthur Dessoye, président de la Ligue de l’Enseignement le 27 décembre 1907 : c’est « le commencement d’une campagne dirigée dans le pays tout entier contre l’école laïque ». Et c’est la raison pour laquelle Aristide Briand éleva le conflit pour faire porter la question devant les juridictions administratives et protéger les instituteurs pour leur propos derrière la responsabilité de l’Administration.
La sanction personnelle, particulièrement si elle est corporelle, est un puissant neutralisant pour l’action publique. La question que l’on peut poser au système athénien est alors comment surmonter le risque de paralysie. Une réponse est peut-être que cette société était moins pluraliste, diverse, que ne l’étaient les sociétés française et américaine.
Le livre de Paulin Ismard permet donc de mettre à jour une institution administrative profondément originale et inconnue des spécialistes du droit administratif. Il permet aussi de revenir à une époque où le droit administratif était profondément démocratique, héritage que la Révolution française a repris, comme on l’a vu plus haut, particulièrement dans le domaine de la justice. À une époque comme la nôtre où l’institution du jury populaire a encore connu un amenuisement, on voudrait terminer en rappelant pourquoi les Athéniens estimaient que le pouvoir de décision administrative ou juridictionnelle pouvait être exercé démocratiquement : « L’exercice droit, en effet, ne fut jamais conçu par les Athéniens comme une science, mais comme une pratique consubstantielle à l’idéal civique et relevant, à l’égal des autres pratiques politiques, de la sphère de la souveraineté du dêmos et de la compétence de tous les citoyens. Ainsi, la justice athénienne était placée entre les mains de non-professionnels : s’il était possible de faire appel à un logographe pour rédiger son propre discours devant l’Héliée, les citoyens-juges, au nombre de 6 000 et tirés au sort chaque année parmi l’ensemble des citoyens, n’avaient pour leur part aucune formation spécifique en droit autre que celle que leur procurait la participation régulière aux institutions civiques. »
Un film récent, Je le jure, illustre d’ailleurs magnifiquement cette idée, puisque c’est par son rôle de juré que le personnage principal, ouvrier, se découvre et s’autorise enfin à parler, à affirmer son statut de citoyen.