Terme democracy peint sur un mur

Recension de l’ouvrage de Susan Rose-Ackerman : Democracy and Executive Power. Policymaking Accountability in the US, the UK, Germany, and France, Yale University Press, 2021.

Susan Rose-Ackerman nous emmène ici en voyage dans le labyrinthe de la responsabilité politique extraparlementaire de l’exécutif. Sur la base de notre collaboration antérieure, de son livre récemment publié, qui s’inscrit dans un travail plus large et sur de longues années sur l’exécutif et l’administration, on se penchera ici sur le cas français et tout en commentant les recommandations politiques qu’elle formule.

Ce livre devrait encourager les universitaires européens à réfléchir au déficit démocratique qui affecte l’élaboration des actes administratifs de ce côté-ci de l’Atlantique. En effet, la principale leçon du livre réside dans le fossé qui sépare l’Europe des États-Unis en matière de participation à l’élaboration des règles de portée générale. La ligne est claire : dans les trois pays européens étudiés (France, Allemagne, Royaume-Uni), la participation obligatoire est née du droit européen de l’environnement et de la convention d’Aarhus. En d'autres termes, il n'existe pas de principe de droit administratif équivalent à la procédure de notice-and-comment américaine, laquelle impose à l’Administration fédérale, lorsqu’elle porte un projet de règlement, d’inviter le public à participer, de recueillir ses commentaires, et de motiver son choix en fonction des résultats de la participation. Le droit de l’Union européenne ne connaît pas non plus de principe équivalent. C’est une énigme qui donne envie de comprendre les raisons de cette différence. Pour la France, Susan met en évidence le fait que notre culture considère très largement que l’Administration représente l’intérêt général. Le pouvoir culturel de l’administration en France, imprégné de l’idée de service public, est en effet extrêmement fort. Il étouffe la société civile, qui n’est pas aussi bien armée qu’aux États-Unis.

L’encadrement de la délégation illustre aussi des différences intéressantes. La délégation étant le pouvoir qu’un Parlement attribue à l’Administration de prendre ces fameuses règles de portée générale. Susan Rose-Ackerman fait une analyse très approfondie et intéressante des différents systèmes de délégation dans les pays qu’elle étudie. Comparativement, le cas français est à part. Contrairement au vaste système de délégation en place aux États-Unis, ou au système britannique, la promulgation des ordonnances françaises est problématique. Elle en décrit très bien les mécanismes. Le Parlement vote une loi habilitant l’exécutif à rédiger une ordonnance qui n’aura force de loi qu’après sa ratification par le Parlement. Le Parlement accepte de donner force de loi à un texte qui trouve son origine et sa rédaction dans l’administration. Dans la logique de la Constitution de 1958, la finalité du système est perverse, car elle exclut le contrôle juridictionnel. Les lois ne pouvaient pas, à cette époque, être contestées devant les tribunaux. Si l’on est sensible à l’argumentaire de Kagan qui critique le style américain d’élaboration des politiques publiques caractérisé par un contentieux sans fin, alors le système français est parfait, car il assure une sécurité juridique totale aux politiques menées par l’exécutif. Cependant, si l’on pense que le contrôle juridictionnel assure une fonction cruciale de responsabilité politique et de reddition des comptes, alors le système français de délégation est problématique. Le choix français est, dans l'ensemble, moins démocratique - comme elle le montre, il n'y a pas d'équivalent à la procédure de notice-and-comment en France - et le système d'ordonnance exclut le contrôle juridictionnel - en tout cas avant l’arrivée de la QPC. Comment expliquer cette forme d’abdication ? L’aversion des Français pour les checks and balances est une donnée évidente de l’histoire de la Ve République. Plus profondément, il semble que seul l’antiparlementarisme permet d’expliquer les caractères distinctifs du droit administratif français (la responsabilité du fait des lois étant probablement la création la plus évidente de cet antiparlementarisme). L’antiparlementarisme est extrêmement fort en France et tend à renforcer l’administration. Il est traditionnellement très présent chez les juristes français et c’est une différence notable avec les juristes anglais ou américain. C’est d’ailleurs, pour José Esteve Pardo, une caractéristique des systèmes de droit public européens.

Comment expliquer autrement que la France se distingue également des autres pays étudiés en ce que l’irruption des agences indépendantes n’a causé aucun débat majeur ? On apprend même en lisant le livre de Susan qu’il existe un principe démocratique dans la Loi fondamentale allemande, et que, comparativement, un tel principe est absent de la constitution française. Il y a toutefois une exception : le Conseil constitutionnel s’est méfié d’une trop grande délégation du pouvoir réglementaire à ces agences indépendantes nouvellement créées dans les années 80 et a donc établi que le pouvoir réglementaire qui leur était accordé ne pouvait être que limité. La société française et les partis politiques sont restés à peu près indifférents à cette nouvelle forme d’administration. Récemment, cependant, des signes de mécontentement à l’égard de ces agences sont apparus. Le président Macron a refusé de renouveler le mandat du président de l’Autorité de la concurrence. La rumeur veut que le Président lui reproche de ne pas assez discuter avec lui des décisions prises par l’Autorité. D’autres signes de ce type pourraient être ajoutés à la liste, montrant que l’atmosphère politique actuelle n’est peut-être pas aussi accueillante pour cette forme d’administration qu’elle ne le fut. En tout cas, même si des critiques sont apparues, le modèle n’est pas remis en cause. Et, il faut le répéter, ces agences, en France, ne sont soumises à aucune procédure de participation.

Mon argument selon lequel le système français reflète l’antiparlementarisme peut également être prouvé en étudiant l’étude d’impact. En France, l’analyse d’impact est requise pour les projets de loi, comme l’explique Susan Rose-Ackerman, alors qu’aux États-Unis, la Maison-Blanche ne l’exige que pour les actes administratifs. Sans être fondamentalement opposé à cette spécificité du droit public français, force est de constater que le résultat est très médiocre : la qualité des analyses d’impact législatives en France ne correspond pas à l’intention initiale. Il est également intéressant de comprendre la politique qui se cache derrière ces outils. Alors qu’aux États-Unis, on reproche à l’analyse coûts bénéfices (ACB) d’avoir un biais antiréglementaire, en France, l’intention initiale de ces analyses a plutôt un biais antiparlementaire. Le Conseil d’État, grand promoteur de l’outil, a cherché à limiter « l’inflation législative ». La rhétorique de l’inflation s’adresse aux États-Unis à l’administration alors qu’elle s’adresse au Parlement en France. Elle est le fait des hommes politiques aux États-Unis ; de la haute fonction publique en France. Parce que le Conseil d’État n’a jamais procédé à une analyse approfondie des capacités des ministères à produire des analyses d’impact (AI) correctes, et aussi parce que les ressources des ministères en matière de recherche ont été réduites ces dernières années, les études d’impact législatives ne sont jamais des documents politiques utiles et ne favorisent pas les bonnes pratiques.

En somme, si l’on devait établir une échelle de responsabilité des décideurs politiques entre les pays étudiés dans l’étude de Susan Rose-Ackerman, la France serait en bas de l’échelle. C’est pourquoi le programme de réforme de Susan semble si séduisant et nécessaire. Elle met en avant sept éléments :

1. Des procédures d’élaboration de règles qui équilibrent expertise et démocratie ;

2. Une meilleure formation et intégrité de la fonction publique ;

3. Des lois qui facilitent l’établissement et la responsabilité des groupes de la société civile ;

4. Une surveillance équilibrée des agences indépendantes et des organismes de réglementation quasi privés ;

5. L’expérimentation de voies alternatives à la participation du public à l’élaboration des règles ;

6. Un contrôle juridictionnel de l’efficacité démocratique de la procédure administrative, soutenu par la reconnaissance de l’intérêt à agir des ONG.

7. L’amélioration de la capacité des Parlements à évaluer les pouvoirs délégués à l’Administration.

J’aimerais commenter les points 2, 3 et 6. La formation de la haute fonction publique en France est duale. Du point de vue de l’élaboration des politiques publiques, il existe un clivage dans la haute fonction publique entre les « corps techniques » (ingénieurs) et les « corps généralistes » (issus de l’ENA, l’école nationale supérieure d’administration). Le premier groupe possède les connaissances techniques nécessaires pour réaliser des analyses coût bénéfice (les économistes les plus éminents de France sont souvent issus du corps des ingénieurs), mais il n’est pas au centre du processus d’élaboration des politiques. L’ENA est l’école française de l’administration, mais elle ne dispense pas une formation poussée à l’analyse des politiques publiques. La situation française est donc paradoxale et la mauvaise qualité des études d’impact pourrait s’expliquer par une lutte au sein de la haute fonction publique pour le contrôle de l’expertise en matière d’élaboration des politiques, lutte gagnée par les corps généralistes sans formation technique adaptée.

L’intégrité est également devenue une question épineuse. Les conflits d’intérêts dans la haute fonction publique sont devenus profondément structurels. Au début de cette année, une nouvelle disposition législative explique très bien le mécanisme en jeu. Il s’agit de la Loi du 25 mai 2021 pour une sécurité globale préservant les libertés. Cette loi privatise certaines fonctions de police, mais contient également une disposition qui a attiré mon attention : elle permet aux policiers retraités qui occupent un emploi de tuteur dans le secteur privé de conserver leur pension. La fonction publique est donc incitée à une plus grande privatisation. Et, en fait, les privatisations se sont avérées très lucratives pour tous les fonctionnaires qui ont pu accéder à des postes dans les entreprises avec des augmentations de salaire.

Le renforcement de la société civile semble particulièrement important dans le cas français. Le lecteur étranger doit savoir que la société civile française est très faible. Pourquoi cela ? Tout d’abord, l’État, ainsi que les collectivités locales, sont trop impliqués dans le financement de la presse (par des subventions sur les livraisons de presse) et des grandes associations. La société civile dépend de l’État, ce qui explique son absence de posture d’opposition vis-à-vis des politiques. Le nombre d’ONG dirigées par des fonctionnaires en France est proprement inquiétant pour la vitalité de la société civile… Deuxièmement, nous avons une très faible tradition de philanthropie. Troisièmement, nous n’avons pas de système de recours collectif qui permettrait de financer les intérêts faiblement organisés de la société. L’opposition aux actions collectives est très ancienne et, jusqu’à présent, aucun système viable n’a été mis en place…

Enfin, quelques mots sur le contrôle juridictionnel. La qualité pour agir des ONG n’a jamais été une question complexe en France. Elle a été acceptée au début du 20e siècle par le Conseil d’État. La doctrine permissive de la qualité pour agir a toutefois eu un prix. Dans certains cas, le Conseil d’État a imposé ses politiques au pays par le biais d’affaires portées par des ONG. Certaines affaires ont permis aux tribunaux de s’opposer au socialisme municipal institué par des gouvernements démocratiquement élus. Susan Rose-Ackerman se concentre sur le « contrôle juridictionnel de l’efficacité démocratique du processus administratif » et cette voie nous semble très prometteuse. Le droit administratif français a mené des réflexions très poussées pour assurer l’intégrité des procédures de mise en concurrence dans le cadre des contrats de la commande publique. Une réflexion semblable devrait être menée pour la participation démocratique à l’élaboration des politiques publiques. Nous avions réfléchi avec Benjamin Pouchoux à la mise en place d’un référé d’urgence pour faire assurer le respect de ces procédures dans le cadre de l’émission d’actes unilatéraux (L’idée d’un référé général de la procédure administrative préalable, RFDA 2021. 682).

Au total, le programme de réforme de Susan Rose-Ackerman constituerait une amélioration très bienvenue du droit administratif français. Il faut espérer qu’il se réalise.

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