Photographie d'un manège

Le sujet de la dérégulation fait partie de ces questions qui vous donnent volontiers le tournis, par l’impression que tout a été dit, qu’un amoncèlement historique de pieuses propositions n’a jamais fourni que de modestes résultats. La métaphore sisyphéenne vient rapidement à la plume.

Je voudrais proposer ici une autre image, complémentaire. On peut plaider qu’il y a constamment des hauts et des bas dans le mouvement de « régulation/dérégulation », même si, indiscutablement, la production normative s’accroit tendanciellement sur le long terme. Voici quelques arguments en faveur de cette thèse des montagnes russes.

1°. Commençons par une remarque conceptuelle. Dans notre débat, se rencontrent deux notions : celle de régulation (vs dérégulation) et celle de réglementation (vs dérèglementation). Alors qu’on pourrait se penser encombrés par cette dualité d’entrée dans notre sujet, en fait, la disponibilité des deux concepts est heureuse.

Il est heureux que l’on puisse mobiliser dans le débat à la fois une notion large de régulation, qui recouvre tous les mécanismes de l’intervention publique (par exemple : Jean-Bernard Auby, Régulations et droit administratif,  Mélanges offerts à Gérard Timsit, Bruylant, 2005, p. 209), et la notion de règlementation, qui cantonne la perspective à ceux de ces mécanismes prenant la forme d’une production normative.

On sait bien qu’à l’époque moderne, l’action publique pour discipliner une activité sociale ou économique donnée passe souvent par d’autres voies que l’intervention normative (la technique « command and control » dans la théorie des régulations), pour faire appel davantage à des mécanismes incitatifs, contractuels, indirects…pour aller jusqu’au « nudge »…

Précisément, dans les débats actuels, ce qui est mis en cause par les contempteurs de l’excès de régulation, ce n’est pas seulement la production législative et règlementaire, ce sont aussi d’autres pratiques : en témoigne parfaitement le débat sur le « devoir de vigilance ».

Réfléchir sur le niveau de régulation impose d’avoir aussi un œil sur ces mécanismes latéraux.

2°. Tenons-nous en maintenant au dossier spécifique de la « règlementation/ déréglementation ». Pour souligner d’abord que ce dossier est moins simple qu’on ne le pense et le dit parfois, au moins pour les raisons suivantes.

Le lieu commun est que nous vivons dans une époque qui nous fait assister à un déferlement de normes, dont beaucoup ne sont pas utiles mais contraignent à l’excès les activités sociales et notamment les activités économiques.

D’où le désir d’apurer, de filtrer et de forcer les auteurs de normes à une certaine sobriété. Ce vers quoi on peut aller en limitant la diffusion de l’autorité normatrice, en contingentant l’émission de certains types de normes, en imposant la brièveté dans la rédaction des textes…

Seulement, on sait bien que c’est plus facile à annoncer qu’à faire, pour diverses raisons assez connues.

Ne nous attardons pas sur le fait, évident, que nos sociétés, complexes, le sont de toute sortes de manières et qu’elles le sont en particulier par la multiplication des statuts, des conditions, des protections, des cases dans lesquelles le droit et l’action publique nous font rentrer. Figures multiples des individus comme des entreprises et des associations, que le droit ne peut pas aborder avec la placide abstraction du code civil de 1804 quand il les prend pour cibles de régulations.

On ne prend pas suffisamment garde, en outre, au fait que la production normative se déploie  dans des systèmes politico-juridiques qui influent sur sa nature et sa densité. Et ici, on ne peut que souligner l’attirance naturelle qu’éprouvent respectivement le système juridique français et celui de l’Union Européenne pour l’usage de la norme comme mode de résolution des problèmes.

Dans le cas du premier, cette attirance est la traduction la plus pure de la tendance qu’a la société française à se tourner vers l’Etat pour affronter toutes les difficultés qui dépassent un certain seuil -assez bas en pratique- de gravité : l’Etat réagit alors en produisant des normes rassurantes, dont l’effectivité est plus ou moins garantie.

L’union Européenne, elle, est fondamentalement une construction juridique : c’est par la norme surtout – par les financements aussi, il est vrai- que son action passe essentiellement : elle produit abondamment des normes, non pas, comme l’Etat français, parce qu’on se tourne systématiquement vers elle, mais parce que c’est sa façon d’exister.

Un exemple illustre bien le syndrome français qui vient d’être évoqué. Dans le cadre des politiques de dérèglementation de l’époque, il a été décidé en 1986 de dispenser toute une série de travaux de construction de permis de construire, pour ne les subordonner qu’à une déclaration préalable ouvrant sur un feu vert au bout d’un certain délai si l’administration n’avait pas opposé un veto. Angoisse de nombreux constructeurs qui ne se satisfaisaient pas ce silence d’approbation tacite et souhaitaient que la puissance publique leur fournisse un parchemin. On a donc inventé la possibilité, pour les collectivités territoriales, qui en usent en pratique abondamment, d’émettre une décision de « non-opposition » : par ce biais contourné, la puissance publique aura donné son estampille rassurante. La simplification procédurale qui était visée n’y a évidemment pas gagné.

3°. Si la bonne mesure en matière de dérégulation est difficile à trouver, c’est aussi parce qu’avec les normes -ou autres formes de régulation- que l’on supprime, c’est toujours un bout d’écorce des valeurs qu’elles portent qui s’érode : en tous les cas, l’observateur ne peut pas éviter d’avoir le sentiment qu’il en va ainsi.

C’est bien le sens de l’angoisse que nous éprouvons à l’idée d’alléger les contraintes environnementales pour libérer les activités économiques qu’elles encadrent. Mettre en place ces contraintes n’a jamais été facile, il a fallu tordre le bras à quelques lobbies et quelques administrations, et voici qu’un revers de main balaierait ces protections contre certains produits chimiques, engrais ou autres…L’actualité récente nous montre avec quel enthousiasme inquiétant les législateurs peuvent se laisser aller à cette démagogie-là.

La protection de l’environnement, celle du patrimoine, etc… ne sont pas seuls en cause, faut-il ajouter. Parmi les « dérégulations » que l’on prône et que l’on pratique parfois, il y en a qui flirtent avec les mécanismes de l’Etat de Droit : ce sont celles qui consistent à ménager des possibilités de dérogation aux normes gênantes, ou à supprimer des possibilités de recours ou encore à limiter de telles possibilités, que l’on parle d’actions en justice ou de recours administratifs.

Il ne faut pas oublier que le discours « dérégulateur » prend appui sur un courant de critique de ce qui est perçu comme une dérive de l’Etat de Droit vers l’invasion des normes protectrices des droits fondamentaux et vers le gouvernement des juges (exemplairement ; Jean-Eric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires - De l'Etat de droit au gouvernement des juges (coll. Le Débat, Gallimard, 2022, - analysé par Paul Lignières dans notre Blog : La démocratie au péril des prétoires)..

4°. On perçoit que les considérations précédentes comportent un risque, qui est de nous engluer dans une vision sombre, quelque chose qui se rapproche de la sempiternelle  thèse de la décadence moderne du droit, qui traîne depuis longtemps, de façon lancinante, dans la doctrine. Assailli par de préoccupations diverses dans l’Etat « pluriclasse » pour employer ce concept que certains auteurs italiens ont proposé pour caractériser nos communautés politiques modernes et les tensions dont elles sont porteuses, en les opposant à celles qui les ont précédées, dont la base sociale, plus ou moins censitaire, était plus homogène (c’est notamment la thèse de Massimo Severo Giannini : Il pubblico potere. Stati e amministrazioni pubbliche, Il Mulino, 1986).

On en vient facilement à penser que le fil de la rationalité juridique y est perdu et que c’est à cela que nous devons le désordre dans l’univers des normes.

Or, cela consiste à négliger le fait que la technique normative connait, à l’époque contemporaine des progrès parfois fulgurants.

C’est oublier, par exemple, ce qu’apporte le progrès des codifications. Avec leurs limites -l’ordre qu’elles introduisent est toujours relatif-, elles sont par nature une aide puissante à l’accessibilité et à la connaissabilité du droit.

C’est oublier, surtout, ce que le numérique a apporté et apporte sur ces mêmes terrains de l’accessibilité et de la connaissabilité. Quiconque pratique le droit dans notre pays depuis un certain temps mesure le progrès énorme qui se traduit aujourd’hui, par exemple, dans la base de données Légifrance.

C’est oublier qu’une pensée systématique et méthodologique sur la fabrication des normes s’est développée dans le passé récent. On en trouve notamment la présentation dans cette sorte de « classique » que constitue le Manuel de légistique de Catherine Bergeal (Berger-Levrault, 9° éd., 2022).

De manière intéressante, on perçoit que le désordre normatif contemporain n’est pas essentiellement un désordre formel, rédactionnel « performatif » pour employer un langage à la mode.

Ses causes sont essentiellement politiques. L’absence de consensus dans nos sociétés sur un grand nombre de sujets importants -qui vont de l’environnement à l’Europe en passant par la laïcité- fait que les produits normatifs y sont ambigus dans leurs objectifs et quant aux intérêts qu’ils entendent servir ou protéger.

C’est aux dissensions politiques que l’on doit les à-coups de la « régulation/ dérégulation », les montagnes russes qu’elle gravit et descend alternativement.

5°. Reste à savoir si le droit et les juristes peuvent apporter quelque chose à la réflexion sur la manière d’amortir ces chaos, sur la façon d’assurer à moyen terme une certaine modération dans la production normative.

Sans doute, en dehors de la conscience particulière qu’ils ont de la complexité des tensions qui pèsent sur la création du droit, ont-ils ici et là à dire sur les jeux institutionnels et procéduraux qui alimentent les dérives.

Le système français reste à l’écart d’une vraie culture du résultat. La véritable évaluation des résultats des normes produites y est rare et peu considérée. Il faut dire et répéter que c’est une lourde erreur. Les efforts importants que la Cour des Comptes fait actuellement dans ce domaine sont bienfaisants.

Le système français reste, selon une logique voisine, réticent à l’égard de l’expérimentation normative, qui peut pourtant être précieuse pour mesurer les effets réels de normes dans des contextes précis.

Sur ces deux terrains au moins, les marges d’amélioration sont évidemment fortes.

6°. Au-delà de ces données formelles, il y a un terrain qui n’appartient nullement en propre aux juristes mais sur lequel ils peuvent apporter un éclairage utile : c’est celui des logiques de fond, des systèmes de valeurs que recèlent les différents domaines du droit et que, comme dit plus haut, les politiques de « dérégulation » peuvent érafler plus ou moins gravement.

Il peut s’agir du socle de nos libertés individuelles, que des politiques d’allégement des procédures de la puissance publique, de limitation des pouvoirs des juges, de cantonnement des normes internationales de protection des droits fondamentaux, peuvent ébranler (voir par exemple : Patrice Spinosi, Menace sur l’Etat de droit, Allary Editions, 2025).

Il peut s’agir des libertés économiques, celles qui tournent autour de la concurrence notamment, que le regain actuel d’interventionnisme économique peut fragiliser.

Pour le dire dans la ligne générale de ce post, nous sommes plus ou moins tous convaincus de ce que les va-et-vient de la « régulation/ dérégulation » doivent s’arrêter à certains seuils. Et les juristes ne sont pas les plus mal placés pour dire où se situent ces seuils.

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