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Comme l’a rappelé ici même J. Chevallier, « [l]a thématique de la simplification est (…) d’une fausse simplicité dans la mesure où elle comporte plusieurs facettes différentes, qui ne sont nullement exclusives l’une de l’autre mais jouent de manière combinée ». Une problématique qui s’illustre parfaitement dans la stratégie de « simplification » définie par la Commission européenne dès la reconduction d’Ursula van der Leyen à la présidence de l’institution en juin 2024 et amplifiée par les débats suscités par le rapport de Mario Draghi, l’ancien directeur de la Banque centrale européenne, en septembre de la même année. Cette stratégie a donné lieu à une mise en œuvre étonnamment rapide puisqu’ont été publiées le 26 février 2025 deux propositions de directives, dites Omnibus I et Omnibus II, reflétant un ambitieux programme pour une « meilleure régulation » (better regulation) et visant à « alléger, simplifier et accélérer » la règlementation de l’Union. Tout un programme, au sens propre comme figuré, tel qu’il ressort aussi de la lettre de mission adressée le 17 septembre 2024 par la présidente de la Commission à M. Valdis Dombrovskis, le commissaire en charge de l’économie et de la productivité mais aussi, grande première, de la « mise en œuvre et de la simplification ». Le mot d’ordre de la nouvelle Commission est donc limpide, sinon unique.
La question de la régulation des activités économiques est au cœur de la construction européenne depuis son origine et ce dans la mesure où le processus législatif est lui-même un sujet de préoccupation constant. La Commission européenne, par la voix de son président J. Delors, évoquait dès 1985 la nécessité d’une « nouvelle approche » afin de rendre plus efficace l’action communautaire dans le cadre du marché intérieur. En effet, outre la complexité bien connue du processus législatif, de multiples intérêts entrent en jeu au cours de l’adoption du droit dérivé. A l’équilibre délicat recherché par le législateur européen, s’ajoute en effet la prise en compte des intérêts de destinataires spécifiques, et en tout premier lieu des acteurs économiques et sociaux. Que l’on parle de lobbies, de groupes de pression, d’organisations professionnelles ou désormais du plaidoyer des organisations non-gouvernementales voire des initiatives citoyennes européennes (ICE), les revendications sont multiples. Les traités eux-mêmes incitent les institutions à en tenir compte puisque l’article 15 § 1 TFUE dispose qu’ « afin de promouvoir une bonne gouvernance, et d'assurer la participation de la société civile, les institutions, organes et organismes de l'Union œuvrent dans le plus grand respect possible du principe d'ouverture ». L’exemple de la longue marche vers l’adoption de la directive (UE) 2024/1760 sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité est, à cet égard, édifiant.
Mais derrière ce vocabulaire de la « simplification », que faut-il entendre ? Trois choses selon nous : un discours performatif d’abord, persuasif ensuite, pour parvenir, enfin, à une forme de dérégulation qui n’est pas sans risques pour les objectifs de durabilité qui sont les premiers visés par cette nouvelle « nouvelle approche » et l’intégration européenne.
Une simplification en apparence performative
La performativité est inhérente au langage des institutions de l’Union européenne, et de la Commission en tout premier lieu. Il n’est pas surprenant, à la réflexion, que dans un espace politique européen aussi complexe et hétérogène, la recherche du consensus passe par le recours à des énoncés qui visent tout autant à expliquer qu’à légitimer les actions à venir. En tant que gardienne des traités et disposant encore de l’essentiel du pouvoir d’initiative législative, la Commission n’a de cesse d’enrichir ses propositions législatives par l’adoption d’une soft law très dense : avis, recommandations, communications, livres blanc et vert, lignes directrices, stratégies, staff-working documents, etc. Loin d’être redondants, chacun de ces actes de droit souple a vocation à renforcer la transparence et la motivation des actes. Comme l’énonçait Linda Senden dans ses travaux sur le droit souple de l’Union européenne, ce corpus a une vocation tout autant pré-, post- que para-législative.
Ainsi, quelques semaines avant l’adoption de ses propositions Omnibus I et II, la Commission avait pris soin de publier deux communications « préparatoires », l’une s’intitulant A Competitiveness Compass for the EU en janvier 2025 et l’autre Moving forward together: A Bolder, Simpler, Faster Union au début du mois de février. La première met l’accent sur la compétitivité de l’Union et des Etats membres dans un monde en mutation, avec au cœur des réflexions la question des investissements étrangers et des capacités industrielles nationales. Si le texte propose des solutions concrètes, il insiste pour chacune des actions à mener sur la nécessité de « simplifier l’environnement règlementaire, réduire les contraintes et favoriser la rapidité et la flexibilité », en particulier en matière d’entreprises innovantes, de stratégie numérique, du contrôle des concentrations, de l’industrie propre (clean industry) ou du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Le terme « simplification » est par ailleurs accolé à plusieurs reprises à ceux de « modernisation » ou de « nouvelle gouvernance », la Commission ambitionnant une fois de plus de faire émerger un 28ème régime juridique pour le marché intérieur, distincts des 27 régimes nationaux, y compris dans les domaines sensibles du droit des entreprises, des règles d’insolvabilité, du droit du travail ou du droit fiscal. La simplification est enfin quantifiable, puisqu’il est prévu qu’elle réduise les contraintes pesant sur les entreprises de 35% pour les PME et de 25% pour les autres. Pour ce faire, le régime minceur devrait comprendre moins de normes et de contraintes. La simplification semble donc envisagée, en première occurrence, comme un moyen éprouvé de réduction des coûts, un levier économique dans le droit fil de la théorie de l’efficiency Law. Quant au second texte, il comporte un agenda fondé sur « une vision et des outils pour une mise en œuvre et une simplification » afin d’accroître la compétitivité de l’Union. Il met aussi l’accent sur les axes prioritaires de cette simplification : le reporting en matière de durabilité, la vigilance durable et la taxonomie.
Un premier enseignement peut être tiré de ces communications. Dans l’ordre du performatif, la Commission tente de convaincre que la simplification constitue le moyen le plus rapide et le plus efficace pour redynamiser le marché intérieur, qui constitue toujours le pilier central de la construction européenne. Elle ne s’interroge pas, pour ce faire, sur les obstacles nombreux qui ne manqueront pas de survenir à la suite de ces propositions, comme par exemple le processus législatif, toujours long et complexe, ou encore la difficulté pour les Etats membres de parvenir à un consensus sur la fiscalité ou les normes sociales. Par ailleurs, cette performativité souligne que la Commission est à la fois déterminée à simplifier et qu’elle se donne les moyens d’y parvenir.
Une telle démarche rappelle sur la forme celle, pourtant diamétralement opposée dans ses choix et ses objectifs, de la « première » Commission présidée par Mme van der Leyen, lorsqu’il était question cette fois-ci de relancer la construction sur le fondement d’un Pacte vert pour l’Europe (Green deal) fondé notamment sur la prévention des risques et la durabilité. Il existe toutefois une différence notable entre les deux ambitions. L’action actuelle de la Commission semble bénéficier du soutien d’une large majorité d’Etats membres (et peut-être d’une partie des citoyens européens eux-mêmes ?), soucieux d’assouplir le cadre normatif comme budgétaire pour faire face à des crises systémiques, qu’elles soient climatique, environnementale, géopolitique, des valeurs. Ce vocable de la simplification aurait alors vocation à susciter du consensus et, par là-même, de la persuasion quant à la nécessité de déréguler.
Une « simplification » de nature persuasive
Dans une affaire concernant les pouvoirs de l’Autorité bancaire européenne, la Cour de justice avait considéré qu’une recommandation de l’Autorité visant à établir les mesures à prendre pour se conformer au droit de l’Union comporte nécessairement, au sens des traités, un « pouvoir d’incitation et de persuasion distinct du pouvoir d’adopter des actes dotés d’une force obligatoire ». Dès lors, toujours selon la Cour, « les juges nationaux sont tenus de les prendre en considération [les recommandations de l’Autorité] en vue de résoudre les litiges qui leur sont soumis, notamment lorsqu’elles ont pour objet de compléter des dispositions de l’Union européenne ayant un caractère contraignant ». Cette lecture pour le moins extensive de la portée des actes de l’Union montre, d’une part, que si la Cour ne cherche pas comme dans d’autres affaires à requalifier l’acte de droit souple (elle demeure une recommandation), elle lui reconnaît cependant une valeur contraignante, du moins pour les juges nationaux qui sont « tenus » d’en tenir compte. D’autre part, ce droit souple vient ici « compléter » des dispositions contraignantes, soulignant la justesse des travaux de Catherine Thibierge à propos de la « souplesse de la force » ou ceux de Linda Senden déjà évoqués à propos du rôle « post ou para-législatif » joué par la soft Law de l’Union.
Dans le cas de la « proposition de directive du Parlement européen et du Conseil modifiant les directives 2006/43/CE, 2013/34/UE, (UE) 2022/2464 et (UE) 2024/1760 en ce qui concerne certaines obligations relatives à la publication d’informations en matière de durabilité et au devoir de vigilance applicables aux entreprises » (Omnibus I) c’est ainsi le législateur européen qui voit sa marge d’appréciation soumise à la contrainte supplémentaire de devoir justifier le refus éventuel d’une telle simplification.
Une « simplification » potentiellement disruptive
La simplification, au sens du vocable employé par le rapport Draghi et la Commission européenne mais aussi dans le rapport d’Enrico Letta présenté en avril 2024 Much more than a Market, renvoie à une dérégulation et un assouplissement voire l’abandon pur et simple de certaines obligations au profit (quasi-exclusif) des entreprises, c’est-à-dire au sens du droit de l’Union toute entité, quel que soit son statut juridique, qui exerce des activités économiques.
Si la méthode n’est pas nouvelle, ses finalités semblent différer de ce qui est entendu classiquement d’une dérégulation dans le champ économique et qui vise à favoriser la circulation des agents et du produit de leurs activités, en supprimant les barrières règlementaires, techniques, administratives et/ou tarifaires. En l’espèce, la simplification cherche plutôt à atténuer voire supprimer des obligations spécifiques en matière de durabilité. En effet, l’harmonisation initiale des obligations extra-financières des entreprises européennes ne cherche nullement à entraver leur libre circulation mais bien au contraire à lutter contre une concurrence déloyale entre elles et vis-à-vis d’entreprises établies en dehors de l’Union. En outre, les conséquences d’un tel choix dépassent de beaucoup le seul intérêt économique des entreprises. La durabilité renvoie à des exigences sociétales, au titre de la protection de l’environnement, de la lutte contre le changement climatique et de la protection des droits de l’homme. Dans sa proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises la Commission insistait sur le fait que « certaines entreprises de l’UE ont été associées à des incidences négatives sur les droits de l’homme et l’environnement, y compris dans leurs chaînes de valeur. Parmi ces incidences négatives figurent notamment des problèmes de respect des droits de l’homme tels que le travail forcé, le travail des enfants, les conditions inappropriées de santé et de sécurité au travail et l’exploitation des travailleurs, et des incidences sur l’environnement telles que les émissions de gaz à effet de serre, la pollution ou la perte de biodiversité et la dégradation de l’écosystème ». N’existe-t-il pas, alors, une forme de paradoxe à voir les entreprises les plus importantes revendiquer depuis des décennies un rôle sociétal accru, tout en refusant d’assumer des devoirs qui lui sont inhérents ?
Si l’on mesure alors le renversement de perspective actuel à l’aune de cette dernière observation, il faut aussi s’interroger sur sa portée. Si la Commission et le législateur européen ne semblent pas envisager, pour l’instant, l’abandon du Green deal et des objectifs de durabilité, il n’en demeure pas moins que cet ambitieux programme devait lier les institutions, les Etats membres et l’ensemble des particuliers personnes physiques comme morales. Le renoncement, même partiel, des contraintes pesant sur les entreprises et qui sont parmi les premières à pouvoir contribuer au « verdissement » en Europe, a donc une dimension qui dépasse la seule question de leur coût économique. Et ceci, dans un contexte où de nombreux Etats membres souhaitent eux-mêmes s’engager sur cette voie.
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Pour conclure, nous formulerons une interrogation : ce débat aux accents en apparence technique ne fait-il pas peser un risque existentiel pour l’intégration européenne ? Si ce qui a été fait peut être aussi vite et aussi sûrement défait – l’exemple de la directive sur le devoir de vigilance pourrait le démontrer rapidement – pourquoi devrait-il en aller différemment à l’avenir pour d’autres domaines ? La « nouvelle » approche proposée en son temps par la Commission présidée par J. Delors poursuivait bien l’objectif d’une intégration renforcée, alors que celle qui opère au nom de la « simplification » pourrait aboutir à l’effet inverse, non pas au titre d’une subsidiarité éprouvée mais d’une forme de renoncement de l’Union à agir dans des domaines qui relèvent d’une action globale et unitaire. La simplification n’est donc pas toujours un « mythe », lorsqu’elle se concrétise de la sorte, pour reprendre une dernière fois les mots de J. Chevallier…