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Cette note analyse les effets juridiques de la simplification administrative en Espagne, notamment par le remplacement des autorisations préalables par des « déclarations responsables » ou des « communications ». Ce nouveau modèle, issu de la transposition de la directive 2006/123/CE, repose sur le contrôle « ex post » et le principe de confiance, dans le but de réduire la charge bureaucratique pesant sur les opérateurs économiques. Face aux risques juridiques liés à l'absence de contrôle ex ante, certaines collectivités territoriales espagnoles ont mis en place un mécanisme de certification privé, confié à des organismes de certification collaborateurs. Ces organismes, bien qu'externes à l'administration, sont habilités à vérifier la légalité des activités avant leur exécution, exerçant ainsi une fonction équivalente à celle d'une attestation légale. Cependant, ce mécanisme optionnel ne prive pas l'administration de son pouvoir de contrôle et de sanction. Cette délégation croissante du contrôle de légalité à des acteurs privés constitue une transformation du modèle traditionnel de police administrative. Cela se traduit par une réduction du pouvoir public au profit d'une approche fondée sur le marché, où la gestion des risques est partagée entre l'administration et les entités de certification accréditées. Cette évolution soulève de sérieuses questions quant à la sécurité juridique, à la légitimité des décisions et à la garantie de l'intérêt public, dont on souligne la nécessité d'encadrer juridiquement ces formes de collaboration en leur imposant des exigences d'indépendance, de transparence, de contradictoire et de responsabilité, afin de prévenir une tendance à la privatisation des pouvoirs publics qui pourrait menacer les libertés fondamentales.

L’origine de l’actuelle politique de simplification et de déréglementation en Espagne peut se rattacher à l’adoption de la directive 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur. Depuis la Loi 17/2009 du 23 novembre relative à l’accès libre aux activités de services et à leur exercice, qui a transposé ladite directive dans l’ordre juridique espagnol, de nombreuses normes ont été adoptées par l’État, les Communautés autonomes et les administrations locales, visant à simplifier et déréguler les mécanismes d’intervention administrative dans l’activité économique.

Ce corpus normatif a notamment transformé le paradigme de l’autorisation préalable — historiquement enracinée en Espagne — en tant que technique juridique de vérification de la conformité des activités économiques à la légalité.

Dans le contexte de cette simplification et déréglementation, le contrôle préalable du respect de la légalité a été remplacé dans de nombreux domaines de l’action administrative par un régime de contrôle dans lequel les entreprises et les professionnels soumettent des « déclarations responsables » (declaraciones responsables) ou des « communications » (comunicaciones) leur permettant d’exercer une activité sans intervention ni vérification préalable de l’administration.

La substitution des régimes d’autorisation préalable par des déclarations responsables ou des communications a conduit à ce que des activités qui exigeaient autrefois une autorisation préalable pour leur établissement et leur exercice ne requièrent désormais qu’une déclaration responsable. Tel est le cas, notamment, de l’ouverture d’établissements commerciaux de détail de moins de 300 m², du démarrage d’activités professionnelles de services techniques (architectes, ingénieurs, avocats, etc.), du transport intérieur de marchandises avec des véhicules de moins de deux tonnes, des activités de restauration de faible envergure ou, dans le secteur touristique, de certains hébergements touristiques, agences de voyages, guides touristiques, entre autres domaines.

Le changement de modèle dans l´accréditation du respect de la loi est substantiel. Il ne repose plus sur un contrôle par une autorisation administrative ex ante, mais sur un principe de confiance qui visait à fluidifier les investissements et à réduire les charges et formalités administratives, en portant le contrôle administratif à un moment ultérieur.

La question essentielle devient alors celle de savoir comment garantir la sécurité juridique, qui exige de démontrer la conformité des activités économiques à la législation applicable, d’une part ; et, d’autre part, comment déterminer les activités pouvant être soumises à ce régime libéralisé sans porter atteinte à l’intérêt général — ce qui justifierait, selon la terminologie de la directive sur les services, le maintien d’un régime d’autorisation pour des « raisons impérieuses d’intérêt général ». En effet, en reportant à plus tard le contrôle de légalité, le nouveau modèle des « déclarations responsables » et « communications » ouvre la possibilité à ce que des activités potentiellement illicites et contraires à l’ordre public économique soient exercées jusqu’à ce que l’administration intervienne ex post pour les révoquer ou les corriger, avec les conséquences négatives que cela peut entraîner pour ceux qui ont bénéficié d´une déclaration responsable ou une communication préalable.

Résoudre ces dilemmes constitue l’un des enjeux majeurs des réformes menées au nom de la simplification et de la déréglementation. Dans cette perspective, le législateur espagnol a récemment consacré une modalité de garantie complémentaire au régime des déclarations responsables et communications : il s’agit des vérifications et contrôles préalables réalisés par les « entités collaboratrices de certification » (entidades  colaboradoras de certificación), expérimentées d’abord dans le domaine de l’urbanisme, puis généralisées dans certaines Communautés autonomes, comme l’ont fait la Communauté andalouse par le biais du décret-loi 3/2024 du 6 février relatif à la simplification administrative, ou la Communauté de Madrid par la Loi 6/2022 du 29 juin, « de marché ouvert ».

Ce mécanisme vise à renforcer la sécurité juridique des « déclarations responsables », en habilitant des entités de certification extérieures à l’administration qui soient accréditées, à effectuer un contrôle préalable de légalité en substitution au contrôle administratif. Il s’agit d’une sorte de « visa externe » garantissant la conformité légale de l’activité entreprise, apportant ainsi une sécurité à la fois au titulaire de l’activité et à l’administration compétente.

En tout état de cause, le recours à ces entités collaboratrices demeure facultatif pour les entreprises et les professionnels déposant une déclaration responsable. Par ailleurs, la certification délivrée par ces entités ne saurait en aucun cas priver l’administration de l’exercice de ses prérogatives propres : celle-ci conserve la faculté de vérifier, à tout moment, la conformité de l’activité ainsi certifiée, avec la possibilité de sanction et de révocation.

Le phénomène des entités collaboratrices est connu de longue date dans l’ordre juridique européen, notamment dans le champ de la certification des produits industriels et de la gestion des risques technologiques. De telles modalités de coopération sont devenues un élément central des modèles réglementaires fondés sur la gestion des risques, tels qu’adoptés par exemple dans le récent Règlement sur l’intelligence artificielle.

La participation de ces entités privées à des tâches de contrôle préalable et de certification révèle une transformation notable du modèle classique de police administrative et de contrôle de légalité des activités et services économiques. L’insuffisance, la lenteur et la lourdeur bureaucratique des mécanismes traditionnels de la police administrative — de nature ponctuelle et impérative — ont conduit à l’émergence de solutions juridiques qui brisent le cadre classique, tant sur le plan fonctionnel que subjectif.

Sur le plan fonctionnel, on observe une évolution du pouvoir de sanction vers une logique d’action préventive, avec l’apparition de techniques juridiques nouvelles qui appellent à une reconstruction de catégories juridiques séculaires liées à l’autorisation, à la procédure administrative ou à la responsabilité. Sur le plan subjectif, on assiste à un retrait de l’administration au profit d’une privatisation de la gestion administrative, traduisant une montée en puissance du marché — là où réside aujourd’hui l’expertise. Dépassant une coopération initialement instrumentale, le droit en est venu à reconnaître aux contrôles exercés par des entités privées spécialisées des effets juridiques administratifs.

Sous prétexte d’agilité et de simplification, la protection juridique face au risque d’illégalité et d’insécurité est ainsi transférée au secteur privé, qui assume la tâche de certifier le respect de la légalité applicable dans des contextes d’incertitude et d’incapacité administrative.

Cette immixtion croissante du secteur privé dans la fonction de contrôle de légalité constitue un phénomène en expansion à l’échelle nationale, européenne et internationale. Elle implique une redéfinition des relations entre l’État et la société, en introduisant des formes de collaboration privée d’une intensité jusqu’alors inédite. Ces mécanismes se concrétisent par l’attribution à des acteurs privés de compétences de vérification et de contrôle produisant des effets juridiques inhérents à l’exercice du pouvoir public.

Conférer à des acteurs privés des fonctions de puissance publique comporte un risque majeur, car il n’est guère de situation plus périlleuse pour la liberté et la sécurité juridique que celle d’un acteur privé investi d’un pouvoir public.

Il est donc impératif de concevoir des garanties juridiques objectives, compensant la perte de contrôle public par un renforcement des exigences formelles et procédurales, assurant la participation de toutes les parties intéressées, l’impartialité et la transparence dans les décisions à portée juridique-administrative. À défaut, on risquerait de soustraire aux décisions relevant des autorités publiques leur fondement légal et leur légitimité.

C’est pourquoi la législation encadrant ces formes de collaboration doit impérativement établir les conditions d’indépendance requises des entités de certification ; préciser les procédures et garanties applicables dans leurs relations avec les demandeurs, y compris la possibilité de refus motivé de certification, ainsi que les voies de recours correspondantes ; et prévoir l’obligation de couverture des responsabilités susceptibles de naître dans l’hypothèse où une intervention administrative ultérieure révélerait un manquement entraînant la perte ou la révocation du droit à exercer l’activité précédemment certifiée. Tel est le cas, par exemple, des dispositions en ce sens prévues par le décret-loi 3/2024 du 6 février relatif à la simplification administrative, précité. Toutefois, la législation espagnole en matière de simplification ne procède pas toujours ainsi, comme en témoigne la Loi madrilène sur le marché ouvert, également précitée, qui se limite à reconnaître la validité, sur l’ensemble du territoire, des « certifications, reconnaissances et accréditations, aux fins de vérifier l’existence d’un certain niveau de qualité ou de professionnalisme exigé pour l’accès ou l’exercice d’une activité économique déterminée » (article 9.3), sans prévoir d’autres garanties complémentaires. Or, á nôtre avis, de telles garanties devraient toujours être légalement exigées pour ce type de certifications, en contrepartie de l’assouplissement des contrôles administratifs, conformément aux principes de nécessité et de proportionnalité de l’intervention publique.

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