Le positivisme est un guide indispensable du travail des juristes, des administrativistes comme des autres. Pour autant, il faut éviter de s’y engluer, comme la doctrine française de droit administratif tend à le faire.
1°. Le positivisme juridique est, pour dire les choses simplement, l’attitude intellectuelle qui consiste à réduire le travail doctrinal à l’analyse du droit positif, du droit qui s’applique, sans solliciter de point de vue extérieur. On doit en dire d’abord avec force qu’il est indispensable par nature. Le juge se prononçant sur une affaire, l’avocat défendant une cause, l’étudiant résolvant un cas pratique, ont besoin de savoir quelles solutions le droit positif -loi, jurisprudence…- donne aux questions qu’il a à résoudre. Dans cette mesure-là, le positivisme n’est pas une option.
Dans le cas particulier de notre droit administratif, c’est tout spécialement de la jurisprudence que le juge, l’avocat, l’étudiant, doit être certain d’avoir fait le tour.
2°. Pourtant, on sait que ce positivisme en quelque sorte ordinaire a vite quelque chose de décevant. Il est déconseillé de lui rester collé, pour diverses raisons.
La première est qu’il peut exister, au-dessus du droit positif, des valeurs que celui-ci traduit plus ou moins et que nous pouvons souhaiter connaitre, voire brandir contre un droit positif qui nous est déplaisant. C’est l’objection jusnaturaliste.
Mais il y a aussi des raisons plus pratiques. Celle, notamment, qui tient à ce que, parfois, le droit positif se trompe vis-à-vis de lui-même, se cache à lui-même sa propre vérité.
Un exemple m’a fait, personnellement, découvrir cette chausse-trappe. Illustre loi d’urbanisme, la loi d’orientation foncière de 1967 avait créé deux niveaux de planification urbaine : des schémas directeurs, qui devaient ouvrir le bal au niveau agglomérationnel et des plans d’occupation des sols qui devaient les prolonger au niveau communal. Très longtemps après encore, on constatait qu’il y avait nettement plus de communes couvertes par des plans d’occupation des sols qu’il n’y avait de communes inscrites dans des schémas directeurs. Le droit positif concret ne s’était pas plié à la démarche voulue par la loi et le mouvement qui se voulait descendant s’était en pratique fait ascendant : les communes se dotaient de plans d’occupation des sols puis, paisiblement, passaient parfois – mais pas nécessairement- au stade de l’élaboration de schémas directeurs. Le droit positif fonctionnait à l’inverse du droit positif (les données sont aujourd’hui différentes, mais peu importe).
Il existe une autre raison pratique de s’éloigner parfois du positivisme. Elle tient à ce que, parfois, le droit positif tarde à identifier en tant que telles, à traiter à sa sauce, des réalités sociales, économiques, politiques, qui existent pourtant de manière évidente, et qui pour cette raison, ne peuvent pas ne pas être objets de droit. Dans le même registre que l’exemple cité précédemment, l’exemple qui me parait le plus évident est celui de la ville. Celle-ci est une réalité aveuglante dans les sociétés contemporaines, quasi omniprésente, truffée de problèmes juridiques. Cependant, il est très rare que la législation ou la jurisprudence la prennent comme elle est, dans son ensemble et sa spécificité : il n’y a pas de loi sur la ville -en tous les cas pas dans notre système juridique et il y en a très peu ailleurs-. Pourtant, on peut plaider sans timidité qu’il existe bien un « droit de la ville », qui réunit l’ensemble des composantes du fonctionnement juridique des villes. Il existe même de façon plus facilement cernable intellectuellement que le droit des collectivités territoriales et le droit de l’urbanisme qui, jusqu’à maintenant lui ferment la porte du droit positif.
On peut ajouter d’autres exemples de réalités sociales, économiques, politiques qui existent évidemment à un haut niveau et que le droit positif tarde à identifier et désigner comme elles sont. Le marché n’a pas attendu l’époque contemporaine pour exister et pourtant c’est seulement à l’époque contemporaine que l’idée d’un droit du marché s’est imposée.
Je crois possible d’ajouter également l’exemple de la globalisation -ou de la mondialisation, comme on voudra-. Le mouvement correspondant se distingue de l’internationalisation plus classique, en ce qu’il lui ajoute une dimension nouvelle d’interconnexion plurilatérale des systèmes juridiques. Pourtant, le concept de globalisation -ou mondialisation- juridique demeure marginal, non reconnu comme un concept cardinal de la théorie du droit international.
3°. Le droit administratif français est puissamment ancré dans une logique positiviste. Un peu de droit écrit, beaucoup de jurisprudence : c’est cela qui constitue son lieu vivant et la doctrine est gardienne de ce corpus dont elle s’efforce à l’infini de sonder les logiques et de saluer ou déplorer les plus légers déplacements.
Cela peut se décrire de manière historique, sans même remonter aux origines. Après la Seconde Guerre mondiale, le droit administratif, avec le Conseil d’Etat à la baguette, ont redémarré en fanfare au rythme de la construction de l’Etat providence, du puissant interventionnisme économique de l’époque et de quelques autres facteurs -parmi lesquels les crises coloniales-.
Le service public a servi de bannière doctrinale à ce mouvement dont on méconnait parfois l’ampleur. La combinaison du large éventail de l’intervention publique et du large spectre de compétence du juge administratif se sont traduits dans une énorme production jurisprudentielle, qui en est venue à toucher presque tous les aspects de la vie sociale et conduit parfois le juge administratif à se prononcer sur d’importants problèmes de société -le voile islamique, la condition pénitentiaire, l’hospitalisation psychiatrique, le changement climatique, la fin de vie, …-.
La complexification des sources du droit administratif que provoquent son internationalisation, son européanisation et sa constitutionnalisation n’ont fait en vérité qu’alimenter le flot, dans un dialogue prépondérant entre le Conseil d’Etat, le Conseil Constitutionnel et les cours européennes.
Dans ce contexte historique, on comprend assez bien que l’activité doctrinale se soit concentrée sur l’exégèse et que ne s’y manifeste pas beaucoup le souhait de construire des théories nouvelles. Cela ne parait pas utile et cela risquerait de ne pas coller avec le réel textuel-jurisprudentiel et son évolution.
4°. On peut regretter cet état de choses et penser que son positivisme enraciné a finalement appauvri la parole du droit administratif français. La fréquentation des autres droits administratifs fait découvrir ici et là un fort travail théorique de la doctrine, qui enrichit et fait évoluer la discipline : sans vouloir distribuer des bons points, on ressent clairement cette impression à fréquenter, par exemple, les doctrines allemande, italienne, anglo-américaine. Grapillons quelques exemples notables. En Allemagne, un formidable travail théorique a été fait autour de la constitutionnalisation du droit administratif, ou dans la conceptualisation des fonctions administratives (Eberhard Schmidt-Assman spécialement).En Italie, Sabino Cassese a fait naître une forte école de pensée, incontournable en matière de droit administratif global, comparé, européen. En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, la grande école des régulations (Richard Baldwin, Anthony Ogus, Cass Sunstein et quelques autres) a renouvelé notre vision de ce en quoi consiste l’action publique. Etc…
Le droit administratif français tend à n’être respecté que pour des productions anciennes, comme la construction historique du contentieux et les théories de l’institution et du service public- même si cette dernière est peu exportée-.
C’est une lacune que les générations actuelles se doivent de combler.
5°. Je ne m’étendrai pas ici sur les voies et méthodes par lesquelles il est possible d’enrichir notre cadre théorique. Il est tout à fait clair que cela impose de fréquenter les sciences humaines et sociales qui s’intéressent aux mêmes sujets que nous : avons-nous oublié que c’est ce que faisaient nos deux grandes icones, Hauriou (lecteur de Bergson…) et Duguit (ami de Durkheim…) ?
Philosophie, sociologie, économie, théorie des politiques publiques, etc… : nos nécessaires chemins de traverse.
Quelques références
André-Jean Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ, 2° éd., 1993, V° Positivisme
Norberto Bobbio, Sur le positivisme juridique, in Mélanges en l’honneur de Paul Roubier, Dalloz, 1961, p. 53
Léon Duguit, L'état, le droit objectif et la loi positive, Paris, Albert Fontemoing, 1901
Michel Troper, Le positivisme juridique, Revue de synthèse, 1986, p. 187
Luc Wintgens, Droit, principes et théories. Pour un positivisme critique, Bruylant, 2000